Claire Guigou, I-Media: Quelle est la situation actuelle des chrétiens en Irak?
Aujourd’hui, les chrétiens se sentent toujours en insécurité. La mentalité de certains sunnites en accord avec Daech demeure. Par exemple, dans certains villages chrétiens, comme à Tel Kaif, dans la Plaine de Ninive, historiquement le centre de la communauté chaldéenne catholique d’Irak, il y a des femmes de djihadistes morts au combat qui se sont installées. Il y a un climat de peur et les chrétiens ne veulent pas y retourner. Il faut savoir qu’à Mossoul, quand l’État islamique est arrivé, une bonne partie de la population a applaudi, car Daech était constitué de sunnites et que le gouvernement de Bagdad -que beaucoup de sunnites cherchaient à combattre- était en majorité chiite. Très rapidement cependant, les gens ont vu la nature de Daech.
En ce qui concerne Mossoul, il y a un retour des chrétiens -une cinquantaine de familles, je dirais- mais il y a un problème de confiance. Quand je suis allé sur les marchés de seconde main, j’ai vu un certain nombre de choses vendues par la population locale avec des autocollants de la Vierge ou des croix, soit des objets pillés chez les chrétiens. Il y a aussi tout un travail de récupération des maisons des chrétiens qui sont à présent occupées par des musulmans, parfois parce qu’eux-mêmes ont perdu leur maison. C’est un traumatisme: durant plusieurs années, les chrétiens vivaient aux côtés de leurs voisins musulmans et du jour au lendemain avec l’arrivée de Daech, ce sont eux qui sont venus piller les maisons. Mgr Yohanna Petros Mouché, archevêque syro-catholique de Mossoul, m’a même raconté cette histoire d’un musulman venu voir une famille chrétienne en disant: «Daech vous avait volé ce tracteur, je suis venu vous le rendre.» Mais en réalité, Daech, c’était lui. Daech est une idéologie. Bien entendu, il y a eu également des situations d’entraide. J’ai en tête ce groupe de jeunes musulmans venus nettoyer une église après la libération de Mossoul.
La peur du retour de Daech est donc la principale menace?
Il y a une nouvelle menace pour les chrétiens: celle des milices chiites. Au moment de l’invasion de Daech, Al-Sistani, leader religieux chiite que le pape va rencontrer, a appelé à la mobilisation populaire et un certain nombre de milices se sont constituées pour combattre. Ces milices ont ensuite pris le contrôle des lieux où les Peshmergas, les combattants kurdes, étaient absents. Certaines sont allées s’installer dans des bourgs historiquement chrétiens comme Bartella, dans la Plaine de Ninive, par exemple, qui était majoritairement de confession syro-orthodoxe. Dans ce village, des chiites de la minorité Shabak vivaient déjà. Ils avaient fui Daech avec les chrétiens et quand ils sont revenus, ils se sont installés avec d’autres familles.
En quoi cette présence chiite constitue selon vous une nouvelle pression?
Pour prendre le cas de Bartella, où les chrétiens sont à présent minoritaires, la présence Shabak se manifeste de manière très forte. En réalité, il y a une sorte de grignotage du terrain, par l’achat de propriétés ainsi qu’un grignotage démographique. Les familles chrétiennes ont peu d’enfants tandis que les musulmans chiites en ont beaucoup. Il suffit donc d’une génération pour que les chrétiens deviennent minoritaires et c’est ce qui s’est passé à Bartella. Lorsque les musulmans s’installent, ils instaurent également leur façon de vivre et leurs lois juridiques. Les chrétiens ne se sentent donc plus chez eux et émigrent.
La rencontre du pape avec Al-Sistani peut-elle apaiser les choses?
Je pense que le pape doit le faire. Il frappe juste en rencontrant ce chef religieux respecté. Bien qu’âgé, Al-Sistani est un homme sage. Toutefois, il n’a pas la mainmise sur l’ensemble des chiites et il ne va pas pouvoir influencer les chiites qui travaillent avec les Gardiens de la révolution de Téhéran (dans la ligne de feu l’ayatollah Khomeini) par exemple. Les chiites ne constituent pas un bloc. En témoignent les 70 factions qui ont combattu contre Daech lors de l’invasion de ce groupe djihadiste sunnite. Je distingue plusieurs tendances parmi ces milices: la tendance Al-Sistani, qui est pour l’indépendance de l’Irak et qui refuse de faire la politique de l’Iran sur le terrain irakien, celle rattachée à Téhéran, ainsi que celle de l’imam Moqtada al-Sadr, plus radical, qui est opposé aux idées d’Al-Sistani. Al-Sistani aura cependant une influence sur une partie des fidèles chiites, et cela peut aider les chrétiens dans une certaine mesure.
Qu’est-ce qui pourrait améliorer la situation des chrétiens en Irak?
Ce qui se passe en Irak dépasse ses frontières. À mon avis, l’amélioration de la situation dans ce pays viendra de l’apaisement de la situation avec l’Iran notamment de la part des États-Unis. L’ex-président des États-Unis, Donald Trump, a réussi à aiguiser les contradictions et c’est clair que Téhéran a utilisé les instruments qu’il avait en Irak pour nuire aux Américains et pour leur faire payer leur politique agressive. Si l’administration américaine va vers une pacification avec l’Iran, il y aura des répercussions positives pour l’Irak, du côté chiite en tout cas.
Quelle responsabilité les États-Unis ont-ils eue dans le pays?
Lorsqu’ils ont fait tomber Saddam Hussein, les Américains ont mis au pouvoir les chiites, qui représentent 60% de la population et qui possèdent donc la majorité démocratique. Ils ont marginalisé les sunnites, qui contrôlaient le pouvoir. En 2003, ils ont désarmé l’armée irakienne ainsi que la police. C’est comme cela que de nombreux militaires et policiers, se retrouvant sans revenu, sont devenus cadres d’Al-Qaida, qui s’est rapidement installée dans les régions sunnites, notamment à Mossoul. On a créé les conditions d’une guerre civile. Ce qui s’est passé en 2014 -avec la conquête d’une partie de l’Irak par Daech- est donc le résultat d’une accumulation et de la radicalisation sunnite qui s’est accentuée avec l’exécution de Saddam Hussein. L’Irak était un pays moderne, largement appauvri par la guerre qu’il avait déclenchée contre l’Iran (1980-1988), et, avec l’invasion américaine, on est quasiment retourné au Moyen Âge dans de nombreux domaines.
La visite du pape peut-elle freiner l’exil des chrétiens?
Je pense que cette visite montre la grande sollicitude du pape François pour ces chrétiens. Cependant, il y a un discours et une réalité en ce qui concerne l’exil des chrétiens. Les évêques plaident pour que la population reste, car le fait de vider les chrétiens de l’Irak est une vraie perte: il n’y aura plus de chrétiens dans ces lieux empreints d’histoire biblique.
Mais quand on discute vraiment avec les chrétiens réfugiés, il faut se rendre compte que la jeunesse veut autre chose pour pouvoir fonder son avenir. Les jeunes qui étaient réfugiés au Kurdistan ont de la difficulté à revenir dans un village où il y a peu d’activités. Il y a toujours le contrôle social des anciennes générations, mais les jeunes ne veulent plus vivre cela. Outre le problème de la sécurité et du chômage, il y a un changement culturel qui s’opère. Beaucoup d’éléments créent donc les conditions de l’exil: la peur de Daech, cette nouvelle pression de ces groupes chiites ou encore la menace démographique…
Il existe une grande communauté chaldéenne en Suisse. La visite du pape peut-elle pousser certains à rentrer?
Quelque 200-250 familles chaldéennes vivent dans une dizaine de cantons, en majorité en Suisse alémanique. Elles n’étaient qu’une poignée dans les années 1970-1980, mais leurs rangs se sont étoffés lors de l’embargo imposé à l’Irak après la Guerre du Golfe, dans les années 1990, et après l’invasion des troupes américaines en 2003. L’aumônier suisse des chaldéens a invité la communauté chaldéenne de Suisse à une messe d’action de grâce à Montreux, le samedi 6 mars, pour marquer l’importance de cette visite pour la population en Irak.
Quant au retour des chrétiens d’Irak réfugiés sur tous les continents, je pense que ce sera extrêmement minoritaire. Où qu’ils soient, lorsqu’ils sont installés, il y a comme un appel d’air et toute la famille suit. Les élites sont parties et ne vont pas revenir, car elles ont été visées. Il y a aussi une question de salut pour leurs enfants, qui fréquentent les écoles dans le pays d’accueil et peuvent perdre assez rapidement le contact avec leur culture d’origine. Je crois que la visite du pape sur place apportera de l’espérance et du courage à ceux qui sont restés, mais ne changera pas les choses sur ce plan. (cath.ch/imedia/cg/rz)