La Cour de Strasbourg rejette les arguments des autorités genevoises et fédérales, non parce que la loi controversée réglemente la mendicité, mais en tant qu’elle l’interdit de manière générale, sans tenir compte de la situation particulière et de l’itinéraire singulier, ni même de la vulnérabilité de la mendiante. La Cour réserve, bien entendu, le cas où la mendicité prendrait un tour agressif ou s’intègrerait dans un réseau criminel. Cette dernière hypothèse n’est pas gratuite. Car au même moment, à Toulouse, s'est ouvert le procès contre un réseau maffieux, démantelé en 2018, qui avait «réduit en esclavage» (sic) une quarantaine de mendiants. Mais cette hypothèse, dans le cas d’espèce de la mendiante à Genève, n’a pas été reconnue par la Cour européenne, en dépit des affirmations contraires des autorités helvétiques.
Je ne gloserai pas sur les commentaires plus ou moins tendancieux qui accusent la Cour de Strasbourg de partialité envers la Suisse. Je veux simplement souligner que cet arrêt fait un pas vers une justice qui ne se contente pas, sous prétexte d’ordre public, de refléter la sensibilité majoritaire envers les mendiants. C’est une bonne nouvelle pour toutes les minorités, de genres, de professions, de vêtures ou de religions, qui désirent se manifester sur la voie publique.
Réduire sans interdire, un dilemme
Certes, un mendiant a souvent quelque chose de dérangeant. Ce sentiment est commun à bien d’autres situations sociales: malade aux symptômes trop visibles, fête qui trouble le calme –ou l’idéologie– des braves gens, occupation de la rue par des groupes qui «tiennent le pavé». Comme pour tout sentiment de gêne visuelle, olfactive ou sonore, celui provoqué par la présence d’un mendiant peut justifier une réglementation, qui ne saurait cependant se traduire par une interdiction radicale. Mendier est donc reconnu comme un droit humain. De même d’ailleurs que le droit des passants de donner ou non, sans crainte que leur argent soit détourné au profit des caisses publiques.
Réduire la mendicité sans l’interdire, voilà donc le dilemme juridico-pratique posé aujourd’hui par l’arrêt de la Cour de Strasbourg, «qui ne donne pas de solution». (Pas plus qu’un tribunal qui condamne un chauffard n’explique comment organiser les auto-écoles.)
À défaut de solution, existe-t-il des balises?
Je pense à la Bible. Pétrie de la mystique égalitaire des sociétés agropastorales, la Bible peut, paradoxalement, fournir ici ou là des justifications à... l’interdiction de la mendicité. Car, refrain connu, le mendiant y est assimilé au paresseux qui n’a pas le courage de travailler. Le livre des Proverbes en porte la trace: «Comme c’est l’hiver, le paresseux ne veut pas labourer; mais à la moisson, il cherchera et ne trouvera rien» (Pr 20,4); «Le paresseux convoite, mais sans âme. Par contre, le désir des gens énergiques sera comblé» (Pr 13,4). Du coup, la richesse apparaît dans la Bible comme le fruit d’un travail inspiré par la fidélité envers Dieu qui, dit la légende rapportée dans le livre de la Genèse, a travaillé six jours avant de se reposer.
Le sociologue Max Weber y a vu d'ailleurs la source de l’influence de l’éthique des «sectes ascétiques» protestantes (par opposition aux sectes mystiques catholiques) dans le développement du capitalisme. S’opposant, selon Weber, à l’éthique (réputée catholique) du travail comme punition, cette éthique protestante fait de la responsabilité personnelle et de la réussite professionnelle obtenue par le travail rationalisé, l’inscription du Royaume de Dieu sur la Terre. D’où la suspicion contre la mendicité.
Il n’en reste pas moins que la Bible honore ceux qui font l’aumône. «Ne refuse pas à faire du bien à qui en a besoin, quand tu peux le faire», indique le livre des Proverbes. Le livre du Deutéronome enjoint d’être généreux envers celui qui est dans le besoin: «Tu ouvriras la main toute grande à ton frère, au malheureux et au pauvre que tu as dans le pays» (Dt 15,11). Le Nouveau Testament n’est pas en reste: «À qui te demande, donne», dit Jésus selon l’évangéliste Matthieu (Mt 5,42), sans compter toutes les paraboles dites de la miséricorde et l’évocation idyllique des premières communautés chrétiennes «qui mettaient tout en commun».
L'expérience de la grâce
L’argument d’autorité –fût-elle celle de la Bible– ne saurait transformer les Écritures en manuel de gestion sociale. Concernant les mendiants, la Bible souligne la dimension religieuse du rapport à l’indigent, dimension qui, comme dans toute religion, est signifiée par l’idée de sacrifice: destruction de ce qui pourrait m’être personnellement utile, au profit d’un mendiant que je reconnais, du coup, comme un être libre. Bref, dans la Bible, l’aumône n’a pas grand-chose d’utilitaire et n’a pas pour premier objectif de résoudre les problèmes sociaux. Même si elle soulage, très momentanément, la misère du mendiant (sans résoudre le problème social), l’aumône ne trouve pas là sa justification.
Car l’aumône naît de «l’expérience de la Grâce» comme dit le jargon chrétien. Expérience potentiellement universelle, car elle est au cœur de toute reconnaissance mutuelle et de toute humanisation. Sous quelques noms connus (compassion bouddhiste, charité chrétienne, aumône musulmane), cette gratuité sans laquelle il n’y a pas de relation humaine est, à bon droit, l’un des piliers –et le critère– de toute religion authentique, qu’il s’agisse de religions civiles ou de religions révélées.