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samedi, 23 avril 2022 10:22

Pourquoi les chrétiens ont-ils tardé à lutter contre l’esclavage?

Esclavageptit Scultpure La marche des lesclavages PhotoSebastien Desarmaux GodongHT333070SPourquoi le christianisme a-t-il tant tardé à défendre l’abolition de l’esclavage? Comment a-t-on pu si longtemps s'accommoder de cette insoutenable contradiction associant une religion prônant l'amour de son prochain avec la réalité de pratiques esclavagistes attentatoires à la dignité humaine, parfois justifiées par des alibis religieux, voire génératrices de profits pour l'institution ecclésiastique? Dans son ouvrage Christianisme et esclavage, l’historien français Olivier Grenouilleau offre un nouvel éclairage sur cette vaste question. Propos recueillis par Guilherme Ringuenet pour cath.ch.

Dans l’introduction de votre livre, vous relatez que le rapport entre l’Église et l’esclavage a été le sujet le plus difficile à résoudre que vous ayez traité. Pourquoi?

Olivier Grenouilleau: «Ce sujet était extrêmement complexe, du fait de son immensité sur près de 2000 ans et plusieurs continents et de la prédominance de discours manichéens hypercritiques ou quasi-apologétiques établis à partir de citations décontextualisées. Par ailleurs, on peut étudier les doctrines, mais comment sonder les âmes? Pour autant, l’angle d’approche est comparable à celui de mes autres livres: une histoire globale, compréhensible, fondée sur l’étude et la confrontation de sources étudiées dans leur entièreté.»

L’apôtre Paul met en avant dans ses lettres que ce n’est pas tant la condition de l’esclave qui compte, mais celles de tous les hommes, esclaves du péché…

Esclavage GRENOUILLEAU Olivier photo 2021 Francesca Mantovan 768x766«"Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme", dit Paul (Galates), qui demande à Philémon d’accueillir son esclave Onésime comme un frère dans la chair et le Seigneur. Dans la 1ère Épitre aux Corinthiens, le même Paul dit qu’il faut rester dans la condition où l’on se trouve en entendant l’appel du Seigneur, et demeurer esclave si cela est le cas. Il n’y a pas là de contradiction. Le message christique ne nie pas les différences sociales ou de statut. Il entend les transcender par le baptême qui confère une méta-identité. Dans Romains, Paul indique que les hommes sont esclaves du péché, mais qu’ils peuvent choisir librement de se faire esclaves de Dieu et, ce faisant, accéder à la seule vraie liberté, dans l’au-delà. Son message, à un moment où l’on pense encore la fin du monde proche, est principalement de nature sotériologique. Sur terre, maîtres et esclaves sont comme des compagnons de route qui s’éprouvent mutuellement: les premiers doivent réfréner leurs passions, les seconds obéir avec respect.»

La première grande dénonciation de l’esclavage est celle de Grégoire de Nysse qui, au IVe siècle, avance la naturalité de la liberté humaine. Que reproche-t-il à l’esclavage?

«Dans ses Homélies sur l’Ecclésiaste, il s’intéresse à l’esclavage des corps et pas seulement à celui de l’âme. Il indique que réduire en esclavage un autre homme revient à conduire Dieu au marché. Il souligne que même Dieu ne peut revenir sur le principe de la naturalité de la liberté humaine dérivant du fait qu’il a fait l’homme à son image. Ceci dit, ce passage s’insère dans un texte plus large consacré aux vices, le premier étant l’amour de l’argent. Il en appelle aux consciences. Seul l’État peut légiférer.»

Le Moyen-Âge connait de grands débats conciliaires sur l’esclavage entre coreligionnaires, qu’ils soient étrangers ou hérétiques. À quel moment prend fin l’esclavage entre chrétiens.

«Guère avant la fin du XVe siècle, 1500 ans après Paul. Jusque-là, par exemple, les "Bulgares", "Grecs" ou autres "Slaves" pouvaient fournir des esclaves aux pays catholiques. Le temps long permet de voir se dessiner un phénomène: la rencontre des identités politiques et religieuses crée un espace de liberté. Du VIe au XIIe siècle, on devient peu à peu libre en son royaume en Europe occidentale, car des chrétiens sont dirigés par des princes chrétiens. C’est pour cette raison que le pape s’oppose en 1435 à l’esclavage des Canariens, que cesse l’esclavage entre chrétiens, et que Paul III et Charles Quint mettent officiellement fin à l’esclavage des Indiens dans l’Amérique espagnole entre 1537 et 1542.»

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Quelle place occupe le souci de l’évangélisation des Amérindiens dans l’abolition de l’esclavage au XVIe siècle?

«Pour le pape, il est premier: l’esclavage empêche l’évangélisation véritable, laquelle ne peut se faire par la contrainte. Pour le pouvoir espagnol, les Indiens sont des sujets devenant chrétiens de princes chrétiens. Cela n’empêche pas la poursuite, à leur encontre, de nombreuses exactions. Mais ils deviennent libres en droit.»

Les origines de la traite négrière de l’Atlantique sont catholiques. Son expansion et sa dynamique sont protestantes. Encore aujourd’hui, l’abolition de l’esclavage est mise sous le compte du protestantisme. Est-ce si simple que cela?

«Les Pères de la Réforme se désintéressent de l’esclavage américain, et Luther insiste sur le caractère sacré de l’ordre institué sur terre. On ne trouve pas dans le monde réformé d’équivalent au débat qui, durant un siècle, agite l’espace ibérique à propos de la légitimité ou non de la traite et de l’esclavage américain. En Amérique, désireux de ne pas heurter les planteurs, freinant ainsi l’évangélisation de leurs esclaves, des pasteurs mettent en avant l’idée d’une sorte d’"esclavage chrétien". En lutte contre les puissances catholiques, l’Angleterre et les Provinces-Unies s’engouffrent dans l’Atlantique colonial et esclavagiste. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle que le Réveil protestant jouera un rôle essentiel dans la structuration de l’abolitionnisme occidental et que l’Angleterre se mettra à la tête de ce combat. Des catholiques aussi se mobiliseront, de manière moins organisée, avant que le pape ne condamne officiellement la traite et l’esclavage, en 1839, et que Léon XIII ne relance le mouvement en 1888.»

Pourrait-on dire que le christianisme évolue dans une zone grise quand il s’agit de l’esclavage, et qu’il lui faut du temps avant d’en sortir?

«Des théologiens, durant des siècles, débattent de l’esclavage sous ses formes diverses, sans cesse recombinées. Les Églises, par-delà les confessions, se positionnent sur ce sujet, plus ou moins facilement. Des chrétiens, en éclaireurs, alertent et militent. Il y a, au-delà de tout cela, la capacité ou non de se faire entendre par les États, seuls en mesure de mettre concrètement un terme à l’esclavage. Ce qui, par étapes, s’effectue.»

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Olivier Grenouilleau

Christianisme et esclavage
Paris, Gallimard 2021, 544 p.

Né le 20 avril 1962 en Haute-Savoie, Olivier Grenouilleau grandit à Nantes. D’abord professeur au collège puis au lycée, il rédige une thèse d’histoire en 1994 sur le milieu négrier nantais. Olivier Grenouilleau est actuellement directeur de recherches au Centre Roland Mousnier à la Sorbonne à Paris. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’esclavage.

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