Professeur de théologie morale au Centre Sèvres et rédacteur en chef de la Revue d’éthique et de théologie morale, Alain Thomasset sj s’intéresse aux liens entre expérience de foi et engagement dans la société. Il est l’auteur notamment de Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance (Lessius, 2015); il est aussi doyen de la Faculté de théologie du Centre Sèvres.
La compassion est liée à notre manière de voir Dieu et de voir notre prochain à la manière de Dieu. Longtemps la théologie a lutté avec l’axiome métaphysique et éthique de l’idéal d’apatheia (l’impassibilité) que le christianisme a rencontré très tôt dans le monde antique.[2] Comme Être parfait, Dieu doit être sans émotions. Colère, haine et envie lui sont étrangères. Tout comme l’amour, la compassion et la miséricorde! Ces passions, qui expriment la nécessité, la contrainte, la dépendance et la souffrance non désirée, ne peuvent lui être attribuées. Corrélativement, si l’idéal de l’homme sage est de devenir semblable à la divinité et de participer à son monde, il doit surmonter les besoins et les désirs. Imperturbabilité, absence de passion et d’émotion sont des caractéristiques de l’éthique stoïcienne.
Or le Dieu d’Israël, puis la révélation chrétienne ont contesté ce point de vue. Si Dieu est libre en lui-même (ce qui conserve certains aspects de l’apatheia), il est en même temps affecté par l’histoire humaine et souffre la passion de son peuple. Comme les prophètes le montrent avec force, Dieu aime, prend soin du peuple, exprime sa colère, manifeste sa compassion et son chagrin. En Christ, il va jusqu’à prendre sur lui la souffrance humaine.
Face à ce Dieu d’amour, qui se révèle dans la passion du Christ, l’image idéale de l’humanité change elle aussi. Comme le dit Jürgen Moltmann: «Dans la sphère du Dieu sans pathè, l’homme devient un homo apatheticus. Devant la situation du pathos de Dieu, il devient un homo sympatheticus.»[3] Le pathos divin se reflète dans la participation humaine, la compassion humaine est liée avec la compassion de Dieu.
Faiblesse émotionnelle ou sentiment moral?
Cependant, qu’est-ce exactement que la compassion? Étymologiquement (cum-patior), elle indique la capacité de ressentir ou souffrir avec l’autre. Elle est souvent associée à une «attitude altruiste ou concernée-par-l’autre qui comprend une composante émotionnelle présupposant la sympathie et la pitié et qui oblige à des actes de bienfaisance».[4] Cette combinaison d’émotion et d’action distinguerait la compassion des autres réponses à l’affliction. Elle fut toutefois longtemps critiquée comme une faiblesse émotionnelle qui empêche de porter un jugement valable et d’agir face au mal; ou comme une attitude condescendante vis-à-vis des personnes dans le besoin; ou encore comme une générosité personnelle et immédiate qui évite d’examiner les causes des injustices ou des souffrances et omet les actions collectives pour y remédier.
La tradition philosophique est ainsi divisée à son sujet, avec ses contradicteurs (Platon, les stoïciens, Spinoza, Kant ou encore Nietzsche) et ses tenants (Aristote, Thomas d’Aquin, Rousseau, Hume, Schopenhauer) pour qui elle est un sentiment moral essentiel, voire central pour la vie sociale. Si Kant insiste sur la raison (et non les émotions) pour fonder des jugements «universalisables», Hume met l’accent sur la «sympathie» et la «bienveillance» comme des capacités humaines essentielles pour la construction de l’ordre social. Et pour Schopenhauer, seule la compassion permet de s’identifier à l’autre, assurant ainsi une motivation à l’action.
Une vertu morale
Les travaux plus récents de Martha Nussbaum méritent l’attention et fournissent un cadre de compréhension pertinent. Pour elle, la compassion est une émotion sociale de base, un des fondements de la vie sociale.[5] Elle sert de médiation vers la justice: elle commence par l’intérêt propre et se déplace vers l’altruisme au moyen d’une prise de conscience des besoins de l’autre et de la relation de cet autre avec notre propre épanouissement.[6] La philosophe américaine définit ainsi la compassion comme «une émotion douloureuse occasionnée par une prise de conscience du malheur immérité d’autrui» et souvent «liée avec une action bienveillante».[7] Ce processus de réponse aux besoins des autres entraîne en même temps un bouleversement de notre auto-compréhension, de nos croyances et valeurs et de nos visions du monde. Pour M. Nussbaum, en effet, les émotions sont sources de connaissance, elles posent un jugement sur la réalité.[8]
Cette analyse présente la compassion comme une structure complexe, qui implique une combinaison d’éléments cognitifs, affectifs et volitifs. Par elle, nous voyons la détresse d’un autre (cognition), nous nous sentons émus par cela (affectivité) et nous cherchons activement à y remédier (volition). Ainsi la compassion est-elle à la fois une émotion, une affection et une disposition délibérée durable qui nous prépare à agir en réponse à des personnes dans la souffrance. Elle possède toutes les caractéristiques des vertus qui incorporent les dispositions intérieures dans des actions extérieures efficaces.
Thomas d’Aquin d’ailleurs -comme beaucoup d’auteurs actuels- l’associait à la miséricorde. Si la charité, écrivait-il, est la plus grande des vertus lorsqu’on considère qu’elle nous unit à Dieu, néanmoins, «parmi les vertus relatives au prochain, la miséricorde est la plus excellente, comme son acte est aussi le meilleur». En ce qui concerne notre activité réelle, «toute la vie chrétienne se résume en la miséricorde, quant aux œuvres extérieures».[9]
La compassion dans la Bible
La compassion (ou miséricorde) imprègne ainsi toute la Bible. Aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, elle est toujours à la fois un sentiment et l’action appropriée basée sur ce sentiment. Mais avant tout, elle est un attribut divin. En hébreu, la racine raham désigne la tendresse des parents pour leur enfant ou l’utérus qui donne la vie. Elle est utilisée pour signifier l’action ou la réaction de Dieu dans le renouvellement de l’alliance, dans la miséricorde après la colère. «Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t’oublierai pas» (Is 49,15). Le Dieu d’Israël est un «Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité» (Ex 34, 6).
Dans le passage de l’appel de Moïse au buisson ardent (Ex 3,7-10), on retrouve la structure tripartite de la compassion. D’abord, Dieu «voit» et «entend» la misère du peuple en Égypte, il «connaît ses angoisses» (aspect cognitif). Le verbe hébreu yada (connaître) désigne par ailleurs «l’expérience intuitive et pénétrante d’une présence»:[10] Dieu est touché dans ses entrailles (aspect émotionnel). La troisième dimension, l’aspect volontaire, en est la conséquence logique: touché au ventre, Dieu se déplace -il «est descendu»- et agit pour «délivrer [les Hébreux] de la main des Égyptiens» en envoyant Moïse «les faire monter vers une terre plantureuse et vaste».
Dans le Nouveau Testament, Jésus incarne la compassion du Père dans sa relation avec l’humanité souffrante. À de multiples endroits, c’est le verbe splangchnizomai qui est utilisé pour exprimer la compassion de Jésus devant les malades ou les foules, un verbe dont la racine renvoie elle aussi aux «tripes», là où se forment nos émotions les plus intimes et les plus intenses. Et dans chacun des passages, Jésus voit la détresse, est ému de compassion, puis décide de toucher, de guérir, de nourrir ou d’enseigner pour sauver les personnes rencontrées. Nous retrouvons la structure tripartite de la compassion: «En débarquant, il vit une foule nombreuse et il eut compassion d’eux; et il guérit leurs infirmes» (Mt 14,14) ou il se mit à les enseigner longuement (Mc 6,34).[11]
À l’exemple de Dieu
Le verbe splangchnizomai est encore employé dans trois paraboles, celle d’un roi qui, tout en exigeant la justice, est ému de pitié pour son serviteur endetté (Mt 18,27), celle d’un père aimant bouleversé par le retour de son fils prodigue (Lc 15,20) et celle d’un bon Samaritain qui prend soin de l’homme blessé sur le bord de la route (Lc 10,33). Ces récits renvoient à un autre aspect de la compassion déjà présent dans l’Ancien Testament: elle n’est pas réservée à Dieu. Tous les êtres humains sont appelés à participer à cette puissance créatrice, ouvrant de nouvelles possibilités qui semblaient impossibles. Ainsi Joseph vendu par ses frères est un exemple de cette compassion transformatrice et pardonnante (Gn 43,29-34).
La parabole du bon Samaritain, cependant, a ceci de particulier qu’elle insiste sur la perception de la situation et l’attitude qui en découle. Alors que le prêtre et le lévite, arrivés les premiers sur les lieux du méfait, sont en mesure de voir que l’état de la victime est désespéré, ils choisissent, pour une raison quelconque, de ne pas être touchés et de passer à côté. L’homme est apparu dans leur champ de vision, mais pas pour les «yeux de leur compassion». Leur vision est troublée et déformée, probablement par les règles de pureté que Jésus conteste par ailleurs.
Le Samaritain, par contre, a une «vision de compassion» qui lui donne de percevoir la dimension morale de la situation, même s’il est lui-même un étranger ou un paria aux yeux des juifs. Et sa vision compatissante le pousse à prendre soin de la victime. «Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui» (Lc 10,33-34).
Comme le souligne William Spohn, cette parabole est «un paradigme classique de la perception et de la cécité».[12] Notre conduite morale et nos actions sont partiellement conditionnées par notre perception de la réalité environnante. Mais il y a plus encore: à la fin de la parabole, la question initiale du légiste -«et qui est mon prochain?» (Lc 10,29)- est inversée. Est «devenu prochain», «celui qui a montré de la miséricorde avec lui» (Lc 10,37). «Prochain» n’est plus une catégorie nominale incluant certaines personnes et excluant d’autres, mais un adverbe dans une manière d’être: il s’agit de voir et d’agir «en prochain», d’incarner l’action compatissante du Christ, le vrai Samaritain venu sauver l’humanité blessée. Jésus dira au légiste: «Va et, toi aussi, fais de même» (Lc 10,7). Plus tôt, Jésus exhortait les disciples à imiter le Père: «Soyez compatissants, comme votre Père est compatissant» (Lc 6,36; cf. Mt 5,48).
Les dimensions de la compassion
Que pouvons-nous tirer de cette exploration biblique de la compassion?
1. Tout d’abord que la compassion est une question de perception juste. Yahvé a vu la misère de son peuple et entendu ses cris; Jésus voit les foules sans berger et la détresse des lépreux ; et le Samaritain est capable de regarder l’homme blessé au bord de la route.
2. Ensuite que la compassion défie notre manière habituelle de percevoir. Au-delà du calcul et de la réciprocité, elle ouvre vers l’universel, vers toute personne. William Spohn va jusqu’à dire que la compassion est «le nerf optique de la vision chrétienne»:[13] il s’agit de devenir prochain de l’homme blessé. 3. Elle est un engagement à voir le monde comme Dieu le voit et à y répondre comme Dieu le fait. La foi dans le règne de Dieu transforme notre perception et place notre expérience dans le cadre de l’action miséricordieuse de Dieu. La compassion est une imitatio Dei.
4. Elle est ainsi étroitement liée à la capacité d’être touché par le malheur de l’autre. Connaître et sentir vont donc de pair.
5. La compassion pousse à agir afin de soulager la douleur de l’autre. Dans l’Ancien Testament, la compassion de Dieu est reconnue dans son action salvifique en faveur de son peuple. La compassion chrétienne, elle, est potentiellement subversive de tout ordre social: elle porte la vision de Dieu sur sa Création et sa conception du Royaume où les pécheurs sont pardonnés, où l’on accorde la préférence aux plus petits, où tous sont les bienvenus au banquet et «toutes les larmes seront essuyées de tous les visages» (Is 25,8).[14]
6. Enfin, la compassion manifeste une capacité créatrice, à l’image de Dieu: elle permet la restauration des liens brisés, le soulagement de la souffrance, la création de relations sociales nouvelles. Elle n’est pas une complaisance avec la souffrance, mais une ouverture pleine d’espérance pour un avenir meilleur et a partie liée avec la joie. Émotion venant de la matrice, elle est destinée à donner la vie, à restaurer la vie blessée d’autrui, à se réjouir de la vie d’autrui.
[1] Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Minuit 2007, p. 122.
[2] Voir par exemple Aristote, Métaphysique, XII, 1073 a 11.
[3] Jürgen Moltmann, Le Dieu crucifié, Paris, Cerf 1978, p. 317.
[4] Article «Compassion», in James F. Childress, John Macquarrie (éd.), Westminster Dictionary of Christian Ethics, Presbyterian Publishing Corporation 1986.
[5] Cf. Martha Nussbaum, «Compassion: The Basic Social Emotion», in Social Philosophy and Policy, 13.1, Cambridge University Press 1996, pp. 27-58.
[6] Cf. Maureen H. O’Connell, Compassion. Loving Our Neighbor in an Age of Globalization, New York, Orbis Books 2009, p. 94.
[7] Martha Nussbaum, Upheavals of Thoughts: the intelligence of emotions, Cambridge University Press 2001, pp. 301-302.
[8] Cf. Martha Nussbaum, «Compassion: The Basic Social Emotion», op. cit., pp. 27-58.
[9] Thomas d’Aquin, Sth II-II, Q. 30, a. 4.
[10] Cf. André Neher, Moïse et la vocation juive, Paris, Seuil 1956, p. 83. Le même terme biblique «connaissance» (yada) désigne à la fois l’union de l’homme et la femme et la connaissance de Dieu. Cf. André Neher, L’essence du prophétisme, Paris, PUF 1955, pp. 255-256.
[11] Cf. aussi Mt 9,36; Mt 20,43; Mc 8,2; Mc 1,14; Mc 1,41; Lc 7,13.
[12] William C. Spohn, Go and Do Likewise. Jesus and Ethics, New York, The Continuum Publishing Company 2000, p. 89 (trad. française: Jésus et l’éthique. Va et fais de même, Paris, Lessius 2010).
[13] Idem, p. 87.
[14] Comme le disait Martin Luther King (à Riverside Church, New York City, 4 avril 1967) en commentant la parabole du bon Samaritain: la compassion ne consiste pas seulement à prendre soin de l’homme battu en chemin par des voleurs, mais à s’assurer que la route de Jéricho soit plus sûre pour tous. Il s’agit autant de donner aux mendiants que de restructurer l’édifice social qui produit de tels mendiants.