La Faculté de théologie de Genève a une histoire de plus de 450 ans! On imagine bien qu’elle a traversé durant tout ce temps-là des mutations importantes, en fonction des capacités d’influences du protestantisme dans le canton, de la séparation de l’Église et de l’État ou de l’avancée de la sécularisation. Depuis les années 70, le nombre de ses étudiants décline ou du moins reste stationnaire mais bas. Comment y faire face?
«Il faut nuancer cette dernière affirmation. C’est vrai qu’en première année de bachelor, le nombre d’étudiants baisse pour les études en présence; par contre, il reste stable pour les études à distance, tout comme en master. En doctorat, nous avons même un nombre important et croissant d’inscriptions. Un changement notable aujourd’hui est l’âge plus avancé des étudiant·e·s débutant·e·s, qui sont plus nombreux à entrer en théologie après d’autres études. La difficulté concerne le manque d’intérêt des jeunes contemporains. Peut-être parce qu’on ne sait pas ce qu’est la théologie, ou bien qu’on l’imagine ringarde, moralisatrice, dépassée ou prosélyte –autant de stéréotypes associés généralement aux Églises. Alors que la théologie universitaire est au contraire un parcours interdisciplinaire en soi, avec des études d’histoire, d’interprétation de textes, de philosophie, d’éthique et d’auteurs, et des analyses sur le terrain. Le premier atout d’un tel parcours est d’apprendre à interpréter -ce qui est nécessaire dans de nombreuses situations de vie. Penser à partir de la perspective chrétienne n’impose pas la foi, mais permet de mieux comprendre la cohérence interne d’une appartenance religieuse –ce qui évite tant les stéréotypes que les radicalisations.»
En tant que vice-doyenne, vous avez travaillé auprès de Ghislain Waterlot sur des initiatives visant à élargir le spectre d’intérêt de la Faculté: dialogue œcuménique, avec un enseignement de théologie catholique en partenariat avec l’Église catholique romaine de Genève (ECR), dialogue entre la spiritualité et les sciences, avec le projet «À Ciel ouvert – science et spiritualité». Comptez-vous poursuivre dans cette voie de décloisonnement, et si oui, pourquoi?
«Le décloisonnement est une évidence dans la théologie elle-même. La théologie interroge le croire, mis au test et pensé aux prises avec tous les domaines de la vie. Pour les Réformateurs, c’est dans l’engagement au quotidien que la foi a son sens. Nous avons aussi un enseignement sur la spiritualité chrétienne, et nous allons travailler sur le dialogue interreligieux qui est un enjeu majeur pour l’avenir. Ces ouvertures sont possibles car l’orientation réformée (plus largement protestante) n’est pas occultée mais exposée clairement.»
Vous êtes femme, luthérienne et membre du groupe des Dombes. Voilà qui bouscule l’image d’une Faculté calviniste ayant de la peine à sortir de sa théologie propre et à intégrer les femmes! Que représente le dialogue œcuménique à vos yeux?
«On pourrait ajouter encore que je suis étrangère! En effet, la capacité d’ouverture de cette Faculté tout comme la solidarité d’équipe ont été pour moi un encouragement à prendre des responsabilités. Le dialogue œcuménique auquel j’ai participé à de nombreuses rencontres de délégué·e·s des Églises et que j’ai beaucoup analysé est précisément le moyen de mieux comprendre sa propre tradition. La confrontation à l’altérité permet de découvrir beaucoup sur sa propre identité et ses nuances. J’ai aussi appris à quel point l’histoire est décisive, plus que la théologie!»
Avec d’autres professeures et chercheuses, vous avez travaillé à donner aux femmes une vraie place dans la Faculté, sur le plan pratique mais aussi à travers des lectures renouvelées de la Bible (cf. l'ouvrage collectif Une bible des femmes). Votre nomination en tant que doyenne peut-elle être considérée comme l’aboutissement de tout un travail de fond dans ce sens?
«Je voudrais d’abord souligner que c’est toute l’équipe professorale qui soutient la recherche des collègues-femmes, orientation qui a commencé avec ma venue à Genève sur leur appel, puis entre-temps la nomination d’autres femmes. Si bien que depuis mon arrivée en 2015, la Faculté est passée d’une femme professeure à cinq enseignantes en 2021 -pas toutes professeures mais c’est en devenir-, auxquelles s’ajoutent des assistantes et collaboratrices de recherche. Il y a donc bien une orientation assumée et visible.
La théologie même réformée a été lente à sortir de lectures bibliques qui voyaient des rôles intemporels pour les femmes. Mais l’exégèse historico-critique, qui rappelle la réalité socio-culturelle de l’époque du texte, permet de valoriser les compétences des femmes, même si selon les pays et leurs réalités culturelles il faut plus d’endurance et de courage. Mais c’est le sens même du mouvement introduit par Jésus de Nazareth, dont il ne s’agit pas de perdre la dynamique. L’interprétation des textes bibliques reste un grand défi, surtout aujourd’hui où des courants protestants se bloquent dans le conservatisme. C’est pourquoi l’apprentissage des langues bibliques et la maîtrise des méthodes d’exégèse et d’interprétation biblique demeurent des exigences incontournables.»
Vous êtes depuis 2015 professeur de théologie pratique à Genève, une chaire précédemment occupée par le pasteur et professeur Henry Mottu, puis délocalisée un temps à Neuchâtel. Quelle est la vocation de cet enseignement? Peut-on dire qu’il s’agit de donner du corps à la théologie, à la sortir des murs académiques en la plongeant dans les problématiques concrètes et réelles du terrain? Est-ce là une voie à creuser pour attirer de nouveaux étudiants et surtout former des pasteurs?
«Encore une fois, la théologie est aux prises avec les questions de vie. La théologie pratique doit donc, en effet, mettre en relation les réalités du vécu et des pratiques des contemporains avec les affirmations de foi, et interpréter ces confrontations. L’enjeu est aussi d’offrir une excellence de formation des cadres religieux et des fidèles -voulue dès l’époque de la Réforme. Une formation importante pour la capacité d’analyse critique, de formulations des fondamentaux, de transmission de compétences pour la quête du sens. Ce qui est passionnant dans la théologie pratique, c’est qu’elle est toujours au seuil d’autres disciplines: la pédagogie, la sociologie, la littérature ou d’autres formes d’expression de quête du sens…»
La Faculté est à l’origine de l’Université du canton et fait donc partie de son patrimoine culturel. Or son existence est régulièrement remise en cause. Assurer sa pérennité, est-ce vraiment nécessaire finalement?
«Une Faculté de théologie ne peut se contenter d’être un monument du passé, elle a une tâche actuelle et nécessaire: dans une société qui ne comprend plus le sens et l’importance qu’une religion revêt pour ses fidèles, et qui donc a peur du prosélytisme, la théologie en explique la logique interne. Ceci permet de dépasser les préjugés venant du manque de connaissances. La théologie enseigne aussi l’apprentissage interdisciplinaire et critique de ses propres présupposés, et prospectif, ce qui procède de la résistance aux attitudes idéologiques.»
Est-ce ce que cela pourrait passer par la recherche de financements extérieurs, privés?
«Il faut d’abord souligner que la Faculté est universitaire, et suit donc à ce titre le respect des critères universitaires. Elle fait partie intégrante de l’Université. La Faculté est également un vis-à-vis et un lieu de formation fondamental pour l’Église protestante de Genève -et pour d’autres Églises, puisque les Églises réformées et luthériennes exigent de leurs ministres un master en théologie.
Par ailleurs c’est une chance de bénéficier, pour certains projets, de la générosité de donateurs privés. C’est le cas notamment de la chaire de théologie pratique que j’occupe (chaire Irène Pictet, soutenue par Charles et Anne-Marie Pictet), du programme «À ciel ouvert - science et spiritualité» (soutenu par la fondation Yves et Inez Oltramare) ou encore de l’ouverture de la théologie systématique au dialogue interreligieux et à un pan spiritualité (soutenu par divers donateurs). Mais ces soutiens ne nous imposent pas des contenus qui n’entreraient pas dans la dynamique d’ouverture que nous suivons de manière conséquente.»