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lundi, 28 mars 2022 17:13

La traite des humains et la logique du profit

Prostitution © Pascal Deloche/GodongLa traite des êtres humains est, après le trafic d’armes, l’un des marchés les plus profitables au niveau international. Le développement des technologies de l’internet a contribué à l’essor de ses territoires de recrutement et d’exploitation. Chaque pays est devenu un lieu d’origine, de transit et de destination de ce trafic. Une marchandisation des personnes qui trouve son origine dans notre «culture du déchet» et notre système économique.

Le cardinal Michael Czerny sj, sous-secrétaire de la Section migrants et réfugiés[1], est devenu en janvier 2022 préfet ad interim du Dicastère pour le service du développement humain intégral. Il a été conseiller du président du Conseil pontifical «Justice et Paix» de 2010 à 2016. Il a aussi dirigé le Secrétariat pour la justice sociale de la Curie générale des jésuites à Rome et a été le directeur fondateur du Réseau jésuite africain contre le SIDA (AJAN).

Le taux d’impunité des crimes liés à la traite des personnes (TP) est très élevé. On estime que pour plus de deux mille cent victimes connues, une seule poursuite judiciaire est engagée. En outre, le nombre des condamnations pour TP est très inférieur à celui des sanctions prononcées pour d’autres crimes.[2]

Le but du trafic d’êtres humains est d’asservir les corps et les vies de ceux qui sont pris dans ses filets, en vue de leur exploitation sexuelle ou de celle de leur force de travail, de la récolte d’organes, de la gestation pour autrui et de l’adoption illégale, de la mendicité, de mariages forcés et de recrutement d’enfants soldats. Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime,[3] la majorité des victimes de la traite des personnes sont des femmes et des jeunes filles, exploitées surtout à des fins sexuelles. Elles viennent plus particulièrement de l’Asie du Sud-Est et du Sud, même si, proportionnellement à sa population, c’est le continent africain qui connaît le taux le plus élevé de victimes de la traite des personnes, suivi par l’Europe de l’Est.

Des « restes » demandés…

La traite des êtres humains réduit ses victimes à l’état de marchandises qui s’achètent et se vendent sur un marché, et que l’on exploite en tant que main-d’œuvre voire même de «matière première» de façons multiples et inimaginables. Cette marchandisation et exploitation de personnes à l’échelle mondiale trouve sa source dans la «culture du déchet»[4] condamnée à plusieurs reprises par le pape François et qui fait de l’argent un dieu. Ainsi l’accumulation du capital transforme peu à peu le travail en un «moyen» et l’argent en une «fin».[5] Des masses énormes de personnes se retrouvent marginalisées, car privées d’un travail décent, devenant « des déchets, des restes ».[6]

Outre le chômage et le manque d’emplois sains, sûrs, dignes et raisonnablement rémunérés, d’autres causes profondes favorisent la propagation du fléau de la traite des personnes. Ce sont la pauvreté, l’inégalité des sexes, l’absence de protection sociale (soins médicaux, éducation, conditions de vie décentes), le déplacement forcé, l’isolement des zones rurales, la corruption, le racisme et la discrimination, la dislocation des familles, la violence communautaire et la violence sexuelle contre les femmes…

Cette marchandisation et exploitation d’êtres humains répond en outre à une «demande» au sein de nos sociétés (Orientations pastorales, 20). Le pape François est explicite à ce sujet: «S’il y a tant de… victimes de la traite… c’est parce que beaucoup,… ici, demandent ces services.»[7] Pourtant, apparemment, la plupart des consommateurs sont peu conscients de cette traite et de l’exploitation qui lui est liée.

Un engrenage kafkaïen

La TP se déploie aussi en lien avec les avancées technologiques de l’internet. La toile a mis à la disposition des trafiquants de nouvelles formes de recrutement et d’exploitation virtuelle, et la pandémie a favorisé l’accroissement de leur utilisation. Les médias sociaux attirent les victimes et rendent difficiles la détection et la poursuite de ces crimes: «Les victimes de la traite des personnes sont souvent manipulées et prises au piège de schémas psychologiques qui ne leur permettent pas de s’évader, de demander de l’aide ou même de comprendre qu’elles ont été -ou pire, qu’elles sont toujours- victimes d’une activité criminelle» (Orientations pastorales, 23). En 2021, l’internet est devenu l’outil prin­cipal des groupes criminels. Malheureusement les autorités chargées de faire appliquer la loi ne sont souvent pas équipées de manière adéquate pour répondre au défi de la traite en ligne.

«Les victimes de la traite des personnes demeurent habituellement invisibles… De nombreuses person­nes sont portées à dénoncer la TP qui se produit ailleurs, sans se rendre compte qu’elle se déploie également dans leur voisinage» (Orientations pastorales, 23). Les auteurs de la traite des personnes sont protégés par une vaste conspiration du silence, même là où les conditions de travail sont meilleures. La corruption est omniprésente, au sein d’entreprises de toutes tailles mais aussi de familles à qui il arrive de recruter, d’envoyer ou de vendre des êtres jeunes et vulnérables, qui devien­nent ainsi des objets de traite.

Il est en outre très difficile d’être reconnu comme victime en raison de procédures judiciaires bureaucratiques. L’obstacle principal, redoutable paradoxe, consiste à donner la preuve qu’en tant que victime de la traite, on n’est pas coupable de délits relevant des lois sur l’immigration, le travail ou la famille ou de toute autre disposition prévue par le code pénal. Ces victimes doivent donc se battre pour prouver qu’elles n’ont pas donné leur consentement à leur propre prise au piège et à leur exploitation.

Toutefois, même lorsque les victimes sont reconnues comme telles, leur situation peut rester difficile. La plupart d’entre elles ont besoin d’une assistance de longue durée du fait des conséquences des traumatismes affectant leur santé mentale ou en raison de leur statut d’étranger. Dans ce cas, la reconnaissance de leur droit à séjourner dans le pays hôte est liée à la reconnaissance juridique de leur statut de victimes. Or les deux procédures souvent ne se déroulent pas de manière coordonnée, ce qui peut accroître la victimisation de la personne. En conséquence, les victimes de la traite passent entre les mailles du filet de sécurité des systèmes de justice pénale et ne bénéficient pas de l’aide offerte par les gouvernements et les organisations de la société civile.

Une dynamique commerciale

La dynamique commerciale de ce trafic est peu connue. Les Orientations pastorales définies par la Section des migrants et des réfugiés du Dicastère pour le service du développement humain intégral aident à éclairer le sujet. «L’univers moderne de la finance, du commerce, du transport et des communications offre aux gens sans scrupules l’occasion d’entrer dans le système de prise au piège et d’exploitation d’êtres humains. [C’est le cas] dans des industries telles que l’agriculture, les pê­ches, la construction et les mines… Lorsque sont déployés des efforts bien intentionnés pour faire échec à la TP, des entrepreneurs sans scrupu­les modifient tout simplement leurs tactiques pour éviter les contre-mesures» (Orientations pasto­rales, 29).

Ainsi «la TP est souvent dissimulée dans le labyrinthe des chaînes d’approvisionnement. Les marchés de plus en plus concurrentiels obligent les entreprises à réduire les coûts de la main-d’œuvre et à se procurer des matières premières aux plus bas prix possibles» (Orientations pastorales, 32). Or la population devrait pouvoir compter sur des biens fournis en conformité avec les procédures du marché public et dont les chaînes d’approvisionnement sont exemptes de toute exploitation de la main-d’œuvre. «Il faudrait [donc] s’occuper rapidement et correctement de la demande de mar­chandises bon marché, offer­tes grâce à une main-d’œuvre peu coûteuse, à la fois par une sensibilisation de la population et par des me­sures législatives… [et] exiger [de] toutes les entreprises, notamment celles qui œu­vrent sur un plan transnational et qui s’approvisionnent dans des pays en développement, qu’elles investissent dans la transparence et [rendent des] comptes [sur] leurs chaînes d’approvisionnement» (Orien­tations pas­tora­les, 33).

Une économie qui tue

Dans un marché dérèglementé où ne compte que le calcul des profits et pertes, les personnes ne sont que des chiffres qu’il faut exploiter.[8] «Une telle économie tue»,[9] a déclaré sans ambages et de manière provocatrice le pape François. Et il nous faut la transformer.

L’objectif est de construire une société qui mette au centre la personne humaine.[10] Le Saint-Père a esquissé une voie pour la promotion de la justice et vers une nouvelle économie du soin. Une économie qui prenne soin des gens et de la nature, qui offre des produits et des services en vue du bien commun et qui permette à tous, hommes, fem­mes et enfants, de vivre en sécurité dans des communautés saines. Une économie dans laquelle nous serions tous «frères» - fratelli tutti.[11]

Pour éradiquer le fléau de la traite des êtres humains, nous devons mettre fin à la discrimination entre les sexes et promouvoir le développement humain intégral ainsi que le souci de la nature en tant que paradigmes d’une nouvelle économie.[12] Cela signifie investir dans les personnes plutôt que dans les profits monétaires, et limiter les phénomènes de concentration du pouvoir et des richesses entre les mains de quelques-uns.[13]

Développer la collaboration

La coopération internationale, à tous les niveaux, est en outre essentielle pour démanteler les structures d’oppression et d’exploitation, pour répondre de manière adéquate et inclusive à la traite des personnes et réagir à la demande qui la favorise, et pour encourager un développement durable. De même que l’on ne peut combattre la criminalité internationale que par un engagement commun, de même nous devons collaborer davantage avec toute une série d’organisations relevant du secteur privé, des gouvernements et des institutions académiques, de la société civile et des religions.

Une transformation à un niveau plus profond est aussi nécessaire pour éliminer la demande de « corps » victimes de la traite. Le pape François nous invite à prier pour que «Dieu libère tous ceux qui ont été menacés, blessés ou maltraités par le trafic des êtres humains et console ceux qui ont survécu à de tels traitements inhumains». Il appelle chacun d’en­tre nous à «ouvrir les yeux, à voir la misère de ceux qui ont été dépouillés de leur dignité et de leur liberté et à entendre leur appel à l’aide».[14]

(traduction Claire Chimelli)

[1] La Section migrants et réfugiés fait partie du Dicastère pour le service du développement humain intégral.
[2] OSCE, 20e conférence de l’Alliance contre la traite des personnes. «Mettre un terme à l’impunité. Rendre justice en poursuivant les auteurs de traite des êtres humains», Vienne, 20-22 juillet 2020.
[3] Nations Unies, Office contre la drogue et le crime et le rapport mondial 2020 sur la traite des personnes.
[4] Pape François, Evangelii Gaudium, 24 novembre 2013, § 53, pp. 46-47.
[5] Section des migrants et des réfugiés, Service du développement humain intégral, Orientations pastorales sur la traite des personnes, Cité du Vatican 2019, § 19, p. 11. Les références à cet ouvrage figurant par la suite dans mon texte indiquent les numéros des paragraphes cités. À lire dans son intégralité sur migrants-refugees.va
[6] Congrégation pour la Doctrine de la foi et Dicastère pour le service du développement humain intégral, Œconomicae et pecuniariae quaestiones. Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel, Cité du Vatican, 6 janvier 2018, §15.
[7] Pape François, Discours aux participants à IVe Journée mondiale de prière et de réflexion contre la traite des êtres humains, Cité du Vatican, 12 février 2018.
[8] Pape François, message vidéo à l’occasion de la 7e Journée mondiale de prière et de réflexion contre la traite des êtres humains, Cité du Vatican, 8 février 2021.
[9] Pape François, Evangelii gaudium, op. cit.
[10] Pape François, message vidéo à l’occasion de la 7e Journée mondiale de prière et de réflexion contre la traite des êtres humains, op. cit.
[11] Du nom de la lettre encyclique du pape François, Fratelli tutti. Sur la fraternité et l’amitié sociale, du 3 octobre 2020. (n.d.l.r.)
[12] Pape François, message vidéo à l’occasion de l’événement international en ligne The Economy of Francisco. Les jeunes, un pacte, l’avenir, Cité du Vatican, 21 novembre 2020.
[13] Idem.
[14] Pape François, message adressé à la Conférence épiscopale catholique d’Angleterre et du Pays de Galles pour la Journée pour la vie, 17 juin 2018 (traduction officieuse de l’auteur).


Orientations pastorales

La Section migrants et réfugiés du Vatican a édicté, dans un document intitulé Orientations pastorales sur la traite des personnes (2019), des conseils pour lutter contre la traite des personnes et venir en aide à ses victimes.

Développer le partenariat
«La mise en œuvre du Protocole de Palerme a été présentée de façon générale en fonction de trois substantifs commençant par un P: prévention, protection et poursuites… Il y a aussi un autre P: le partenariat, qui n’est pas moins important… Le manque de collaboration -ou même la concurrence- entre divers acteurs gouvernementaux rend souvent inefficaces des politiques et des programmes bien intentionnés» (Orientations pastorales, 38). «Il faut une plus grande coopération» par le partage entre États «d’informations pertinentes sur la TP… et élaborer des interventions conjointes en fait de prévention, de protection et de poursuites» (Orientations pastorales, 39). «Pour être efficaces, la coopération et la coordination doivent également faire appel à la société civile, à des organismes confessionnels et aux leaders religieux de même qu’au monde des affaires et aux médias» (Orientations pastorales, 39).

S’appuyer sur la technologie
La technologie offre des possibilités de lutter contre la traite des personnes, notamment en permettant de simplifier les procédures bureaucratiques, d’établir des contacts directs avec les ONG et les autorités chargées de faire appliquer la loi et de lancer des campagnes de sensibilisation et d’éducation. De même, la coopération au niveau international est devenue plus simple: la coordination et la mise en œuvre en temps réel et jusqu’au bout d’opérations communes représente l’une des grandes réussites auxquelles on est parvenu grâce à la technologie. Cela a rendu possible le démantèlement de réseaux criminels importants.

Remettre les victimes au centre
«La réintégration des survivants de la TP dans la société n’est pas un enjeu simple, étant donné les traumatismes qu’ils ont connus. Leurs nombreux besoins sont d’abord d’ordre physique, puis psychologique et spirituel; ils ont besoin de guérir des traumatismes, de la stigmatisation et de l’isolement social qu’ils ont subis» (Orientations pastorales, 41). Les victimes deviennent capables de s’assumer lorsqu’elles parviennent à l’autonomie, à l’épanouissement personnel et qu’elles sont acceptées par la société. Pour cela, les politiques publiques, à tous les niveaux, doivent prendre en compte les différences entre les sexes[1] qui existent dans les principaux contextes de la vie quotidienne (famille, communauté, éducation, travail). En Inde, par exemple, le fait que les hommes sont propriétaires de la terre est à la source d’une série d’obstacles économiques, sociaux, culturels et juridiques à l’émancipation des femmes.

Un réseau de soins
Un bel exemple de réponse à la TP est Talitha Kum, un réseau international mis en place par l’Union internationale des supérieures (UISG) sur les cinq continents. Ces sœurs prennent soin, en premier lieu, des victimes, de leurs familles et des personnes en danger. Elles les aident à soigner leurs blessures physiques et psychologiques. Elles donnent aussi aux victimes, aux survivants et aux personnes à risque les moyens de faire entendre leur voix. Enfin, elles contribuent à restaurer la dignité humaine des victimes en favorisant leur accès à la justice dans une perspective centrée sur elles.

[1] UN Women, Transformer les promesses en actes: l’égalité des sexes dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030, 2018.

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