En tant que trahison de confiance, chaque abus sexuel est aussi une blessure spirituelle qui affecte «l’image de soi et les liens d’attachement à autrui et au Tout-Autre, que celui-ci soit Dieu ou toute entité spirituelle permettant à la personne d’attribuer un sens à son vécu».[1] Ainsi l’accompagnement spirituel peut-il contribuer au processus de guérison, aux côtés des outils thérapeutiques nécessaires selon les cas.
On estime qu’en Europe une femme sur 3-4 et un homme sur 7-10 ont subi au moins une fois dans leur vie un abus sexuel, souvent durant leur enfance et dans le cadre de leur famille. Mon expérience d’accompagnateur spirituel individuel ou lors de retraites corrobore la réalité de ce haut pourcentage. Cela ne signifie pas cependant que toutes ces personnes en soient conscientes.
Plusieurs cas de figures se présentent: certaines personnes en parlent librement et ont déjà fait des démarches thérapeutiques et de guérison plus ou moins avancées; d’autres sont conscientes de l’existence de blessures, mais n’osent pas l’accepter ni mettre des mots sur l’origine de leur souffrance; et pour finir, il y a celles chez qui l’expérience traumatique a été refoulée dans l’inconscient.
Une vie au-delà de l’abus
Toutes ces personnes sont consciemment ou inconsciemment à la recherche de guérison, de vérité et de réconciliation. Le but de l’accompagnement spirituel, précisément, est de les encourager à entrer dans une relation de confiance avec le Christ, pour s’ouvrir à l’expérience de la femme Samaritaine au puits de Jacob (Jn 4,19): celle d’être pleinement connue et reconnue par Dieu, en toute sa vérité; une expérience de réconciliation et de libération qui la rend capable de devenir à nouveau actrice dans le monde.
Pour que cette expérience puisse être favorisée lors d’abus sexuel, il importe que les accompagnateurs soient bien conscients de certains enjeux particuliers liés à la sensibilité des personnes ayant subi ces agressions.
Il y a d’abord une question de vocabulaire. À la place du terme victime, qui met l’accent sur l’abus et tend ainsi à enfermer la personne abusée dans la passivité et l’apitoiement sur soi, on parle aujourd’hui plutôt de survivant, un mot qui valorise l’effort de la personne à mener une vie au-delà de l’abus. Survivant met l’accent sur la résilience, l’espoir et l’espérance de continuer sa vie, toute en reconnaissant l’expérience de l’abus.
Écouter et croire
Puis, il faut absolument éviter de porter et d’exprimer le moindre jugement sur la gravité d’une expérience relatée par une personne accompagnée, et surtout de la comparer avec d’autres expériences. En fonction de la situation et de la constitution psychique, un seul attouchement abusif peut avoir eu le même effet désastreux sur une personne qu’un multiple viol sur une autre. Ce n’est pas la gravité objective de l’acte qui importe, mais la gravité subjective de l’expérience pour la personne abusée. Dans le même sens, ce n’est pas à l’accompagnateur spirituel de juger la véracité des expériences relatées. Quand une personne abusée commence à parler, il faut la croire sans réserve. La moindre manifestation d’un doute peut détruire la confiance instaurée et stopper la démarche de vérité. Car l’expérience de n’avoir jamais été écouté ou cru est la souffrance fondamentale de beaucoup de survivants. Et cette souffrance a plusieurs composantes: culpabilité, solitude, dépréciation de soi et même doute - l’abus a-t-il vraiment eu lieu ? Ainsi, pour un survivant, l’expérience d’oser parler après des années de silence dans le cadre d’une démarche spirituelle, et d’être enfin écouté et cru, peut devenir un véritable pas de libération et de guérison.
Cet acte audacieux de la parole doit être favorisé par une écoute active qui signale la disposition et l’ouverture de l’accompagnant. Souvent le survivant va commencer par sonder celui-ci, consciemment ou inconsciemment, pour vérifier s’il est assez sensible, ouvert, prêt à écouter, digne de confiance donc. La peur de surcharger le vis-à-vis par la gravité et l’horreur de l’expérience ou que celui-ci soit dépassé par la situation est un souci supplémentaire qui peut considérablement freiner la démarche.
L’accompagnateur peut donc favoriser la parole en aidant la personne qui se dévoile à mettre des mots justes sur ses expériences. Parfois des survivants racontent, comme en passant, apparemment sans leur accorder d’importance particulière, des expériences délicates de leur passé. Leur renvoyer qu’il s’agit là de situations abusives peut leur permettre d’introduire le mot abus dans leur discours et d’utiliser celui-ci comme une clé herméneutique reliant nombre d’expériences jusque-là déconnectées pour ne pas devoir regarder la vérité en face.
Croire cette vérité et permettre à la personne abusée de croire sa vérité est un premier pas important dans chaque démarche de guérison psychique et spirituelle. Le doute étant un compagnon permanent des survivants, il incombe à l’accompagnateur de bien persister dans le croire et de ne pas se laisser affecter par leurs stratégies, profondément ancrées, de reniement, de rationalisation ou de banalisation qui vont inévitablement se présenter.
Pour que tout cela, finalement, ne soit pas seulement une démarche humaine -entre une personne qui s’ouvre à sa vérité et une autre qui crée un espace de confiance dans le cadre d’un accompagnement- il importe que la personne abusée soit constamment renvoyée à la prière et à la relation à Dieu.
La force de la Vie
Dans la prière, l’expérience concrète et vécue de confiance vis-à-vis d’un humain s’approfondit dans la rencontre avec le vis-à-vis divin. Malgré toute sa foi et l’amour qu’il croit avoir pour Dieu, le survivant a souvent de lui une représentation défigurée par l’expérience de l’abus. Il s’agit donc de l’aider à retrouver Dieu et à se confronter à lui, dans toute la vérité: le fait de l’abus, mais aussi l’embrouillement des émotions (honte, culpabilité, peur, colère et même haine). Le piège principal de tout accompagnement chrétien bien intentionné serait de vouloir faire intervenir trop rapidement la notion de réconciliation, ou pire encore de pardon. Toute démarche de réconciliation passe d’abord, de manière incontournable, par la réconciliation avec soi-même et la réalité d’être une victime. Toute admonition du type «il faut que tu pardonnes» remet une fois de plus l’entièreté de la responsabilité sur les épaules de la personne abusée et devient une nouvelle source de culpabilité et de souffrance.
Paradoxalement, il faut donc d’abord permettre aux survivants d’abus sexuels d’expérimenter le fait d’être pardonnés de leur incapacité à pardonner. Et le lieu privilégié de cette expérience est la croix, non pas comme objet d’une adoration pieuse, mais comme le lieu de la crucifixion de Dieu par le désespoir et la colère de la personne victime d’abus sexuels. C’est sous le regard bienveillant de celui qui dit «Père, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu’ils font» (Lc 23,34) que ces personnes pourront un jour accomplir un nouveau pas vers la guérison: celui de reconnaître leur propre part de culpabilité pour la violence exercée contre eux-mêmes, les autres et la vie en général en conséquence de l’abus subi.
Seelenmord (meurtre de l’âme) est le titre d’un livre important de la thérapeute zurichoise Ursula Wirtz sur l’inceste.[2] Face à la force meurtrière de l’abus sexuel, le défi ultime pour chaque accompagnateur spirituel reste finalement sa propre foi en la force de la vie: sa foi en la résurrection.
[1] Karlijn Demasure et al., Se relever après l’abus sexuel. Accompagnement psycho-spirituel des survivants, Paris, Lumen Vitae 2014, 104 p.
[2] Ursula Wirtz, Seelenmord: Inzest und Therapie, Fribourg-en-Brisgau, Kreuz Verlag 2005, 298 p.