La situation de départ d'Etty - qui naît à la vraie vie le 3 février 1941, à l'âge de 27 ans, en franchissant la porte du psycho-chirologue[3] Julius Spier - est similaire à celle de nombreux jeunes d'aujourd'hui. Etudiante en droit et en langue russe, Etty était une femme sécularisée, marquée par les philosophies de son temps. Très intelligente, mais affectivement déstabilisée, elle était hédoniste et possessive, et avait une vie sexuelle libertaire. Hantée par des dépressions fortes et des problèmes psychosomatiques, elle avait du mal à s'accepter, tout en étant animée par une quête profonde de sens et un désir intense de vie. Issue d'une famille juive libérale, Etty n'était pas socialisée religieusement.
Comme pour beaucoup d'entre nous, la quête d'Etty Hillesum a donc débuté en dehors d'une religiosité classique et instituée. C'est lors de son travail intensif sur elle-même, animé et accompagné par son thérapeute Julius Spier, qu'elle a commencé à repérer la présence d'une autre réalité, un vis-à-vis qu'elle appellera, avec toujours plus de confiance, « Dieu ».
Ce Dieu, avec lequel Etty développera progressivement un échange vivant et intime, semble bien loin du Dieu de la Loi juive ou du Catéchisme chrétien. Dans la préface de la première édition d'Une vie bouleversée, J. G. Gaarlandt écrit : « Sous la plume d'Etty, le nom de Dieu semble dépouillé de toute tradition ; des siècles de judaïsme et de christianisme semblent n'avoir laissé aucune trace. »
Ce constat n'est vrai que si on comprend « toute tradition » dans un sens dogmatique. Vue de plus près, l'expérience de Dieu d'Etty n'est pas du tout « dépouillée de toute tradition ». Au contraire !
Etty était passionnée par la lecture de Rilke, particulièrement des œuvres de la première période, ainsi que par Dostoïevski. Elle découvre par Spier Les Confessions de saint Augustin, premier grand témoignage d'un itinéraire spirituel dans la tradition chrétienne. L'invitation de ces auteurs à se tourner vers soi-même (sich versenken, Hineinhorchen) permet à Etty de chercher et de trouver Dieu au plus profond d'elle-même, et de constater : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu » (26 août 1941). Par la suite, Etty découvre aussi Maître Eckhart, Thomas a Kempis (L'imitation de Jésus-Christ) et la Bible, notamment l'évangile de Matthieu et les lettres de saint Paul.
Ses clés d'interprétation viennent donc de la tradition chrétienne, et l'homme le plus important pour Etty, le juif Julius Spier, était lui-même profondément marqué par le Christ. Quelques heures avant sa mort, Spier lui avait confié : « Je fais des rêves si étranges : j'ai rêvé que le Christ m'avait baptisé » (15 septembre 1942).
Une démarche « ignacienne »
Sans vouloir faire d'Etty une chrétienne, on peut dire que son expérience spirituelle avec cette altérité radicale qu'elle appelle Dieu a été rendue possible par des outils venant de la tradition chrétienne. Elle a trouvé et reconnu Dieu non pas comme un savoir abstrait, mais comme une présence concrète au cœur de sa propre réalité intérieure et extérieure. Et c'est ce témoignage poignant de la rencontre d'une personne avec Dieu qui rapproche l'expérience d'Etty de la spiritualité ignacienne : chercher et trouver Dieu en toute chose, en reconnaissant et en discernant sa présence dans les mouvements intérieurs de l'âme.
Etty n'a sans doute jamais entendu parler des Exercices spirituels d'Ignace de Loyola, pourtant certains éléments de sa dé marche sont typiques de la pédagogie ignacienne.
Au départ, Etty est invitée à se soumettre à une certaine discipline. « La pauvre godiche peureuse », souvent prise par des moments d'angoisse, de dépression et de manque de confiance en soi, prend conscience que « lors de ses rares visites, la grâce doit trouver une bonne technique, patiemment acquise et toute prête ».
Se donner un moment par jour pour exercer le corps et l'âme devient une nécessité pour elle : « Tous les matins, avant de me mettre au travail, consacrer une demi-heure à me "tourner vers l'intérieur", à écouter ce qui se passe en moi. Sich versenken. Je pourrais dire aussi : méditer (...) une demi-heure de paix en soi-même » (8 juin 1941). Elle commence même à lire quotidiennement l'évangile de Matthieu, un moment après le petit-déjeuner. Et, selon l'instruction de Spier, prend « à la fin de chaque jour, dix minutes pour faire avec concentration le bilan de la journée, examiner ce qu'elle a apporté de bon et de mauvais, de dépenses d'énergies superflues, etc. » (17 mars 1941).
En même temps, Etty se rend bien compte que l'essentiel ne passe pas par ses propres forces, qu'il lui faut trouver un équilibre entre activité et passivité : « ... je dois avoir la patience de laisser croître en moi ce que j'aurais à dire. Mais je dois contribuer à cette croissance, aller au-devant d'elle, et non l'attendre passivement » (30 septembre 1942).
L'expérimentation de ces moments d'introspection et de méditation, ainsi que les autres expériences de son quotidien, sont soigneusement relues et nommées dans son journal commencé le 9 mars 1941. Ce travail d'écriture, que Spier lui avait proposé comme exercice, la force et en même temps lui permet de clarifier ses pensées et ses émotions, et de progressivement « trouver une forme à ce qui est encore chaotique en [elle] » (4 août 1941). A la fin de sa première année de cheminement avec Spier, Etty formule ainsi le fruit principal de sa démarche : « Une grande prise de conscience. Prise de conscience, et par là libération, des forces profondes qui étaient en moi » (31 décembre 1941).
L'interaction systématique entre expérience et relecture, affectivité et intelligence, cœur et tête, est l'élément principal de la pédagogie ignacienne. C'est par la relecture et la formulation des différents mouvements intérieurs que la prise de conscience crée cet espace de liberté qui permet un vrai discernement, et finalement des décisions ré - fléchies. Etty en arrive à des distinctions dignes d'une disciple de saint Ignace : « Je connais deux espèces de solitude. L'une me rend triste à en mourir, et me donne le sentiment d'être perdue, sans direction. L'autre, au contraire, me rend forte et heureuse... » (9 août 1941). Bel exemple de l'expérience ignacienne de désolation et de consolation !
Etty est bien consciente de la réalité variable de ces états d'âme. Elle écrit : « Je n'irai pas croire, dans mon innocence, que la paix qui descendra sur moi est éternelle. J'accepterai l'inquiétude et le combat qui suivront » (25 novembre 1941). Et dans ces moments de désolation, elle ne changera rien à ses résolutions prises dans la consolation : « Rester fidèle à tout ce que l'on a entrepris dans un moment d'enthousiasme spontané, trop spontané, peut-être. Rester fidèle à toute pensée, à tout sentiment qui a commencé à germer... fidèle à ce que l'on considère comme ses meilleurs moments » (20 septembre 1942).
L'accompagnement
En invitant Etty à faire ce travail de prise de conscience, Spier arrive à réconcilier en elle deux qualités extraordinaires : son intelligence brillante et son affectivité riche et souvent débordante. L'expérience de ne pas devoir sacrifier l'une aux dépens de l'autre est devenue pour Etty la clef de son développement personnel et spirituel : « Tu ne dois pas vivre de façon cérébrale, mais puiser à des sources plus profondes, plus éternelles. Cela ne doit pas t'empêcher d'être reconnaissante pour ton intelligence, qui est un instrument précieux pour examiner et approfondir les questions qui surgissent de ton âme » (7 octobre 1941).
L'accompagnement par Julius Spier est un élément essentiel dans l'expérience d'Etty. Consulté d'abord en vue d'une aide psychologique, Spier a guidé Etty non seulement vers une guérison psychique, mais vers la découverte de Dieu. Certes, la relation entre Spier et Etty était très particulière et ne correspond pas aux règles d'un accompagnement thérapeutique classique. Mais les fruits priment sur les moyens utilisés. Spier a aidé Etty à aller vers elle-même, à « trouver sa forme », à libérer ses « forces profondes » et à découvrir l'amour universel. Il a été « l'initiateur », « le grand ami, l'accoucheur de [son] âme », qui « guérit les gens en leur apprenant à accepter leur souffrance » (14 décembre 1941).
Julius Spier a introduit la dimension triangulaire dans l'accompagnement en ouvrant leur relation à un tiers, Dieu comme source d'amour et de vie. Malgré la proximité intime entre lui et Etty, il garda toujours une certaine distance, qui obligeât Etty à ne pas se perdre dans des rêves. Au moment de la mort de Spier (comparable à ce moment indispensable à tout accompagnement spirituel sain où l'accompagnateur s'efface), Etty était prête à affronter seule la vie : « J'avais encore mille choses à te demander et à apprendre de ta bouche. Désormais, je devrai m'en tirer toute seule. Je me sens très forte, tu sais, je suis persuadée de réussir ma vie... Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi, mais maintenant, toi, le médiateur, tu t'es retiré, et mon chemin mène désormais directement à Dieu... Et je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre » (15 septembre 1942).
De soi au monde
L'exemple d'Etty Hillesum témoigne de la possibilité d'un chemin de croissance spirituelle et d'une expérience mystique de la présence de Dieu hors d'une religiosité classique. Dans notre monde de plus en plus sécularisé et marqué par l'individualisme et le consumérisme hédoniste, Etty propose une perspective aux chercheurs de sens qui ne se retrouvent plus dans nos Eglises traditionnelles. Son chemin est potentiellement ouvert à chacun et chacune, pourvu qu'il/elle accepte trois conditions fondamentales : se lancer courageusement dans l'aventure de la prise de conscience, avoir de la patience pour s'engager dans la durée, et accepter de ne pas pouvoir avancer seul(e), donc accepter de se laisser accompagner. Cette démarche de vérité, de vie et d'amour ne se lais se pas réaliser dans une attitude individualiste et du « tout, tout de suite ».
Par son journal, Etty nous permet de porter un regard intime sur son itinéraire de croissance personnelle et spirituelle, sur l'histoire de son âme et de son expérience mystique. En réconciliant intelligence et affectivité, elle est devenue ce qu'elle souhaitait être au milieu de la détresse du camp de concentration de Westerbork : « Faites que je sois le cœur pensant de cette baraque » (3 octobre 1942). A travers un travail intensif sur elle-même, Etty est arrivée à guérir son cœur blessé et à l'ouvrir progressivement à l'amour, l'amour de soi d'abord, puis l'amour de Dieu et de toute l'humanité.
Sa démarche personnelle, commencée dans une petite chambre à Amsterdam, a fait irrésistiblement grandir en elle le désir de sortir de soi et d'aller vers le monde, pour contribuer à mettre Dieu « au jour dans les cœurs martyrisés des autres » (12 juillet 1942). Son élan d'amour et de vie, qui a brutalement été stoppé le 30 novembre 1943 à Auschwitz, a gardé toute sa force grâce à son journal, qui est devenu pour beaucoup « un baume versé sur tant de plaies » (12 octobre 1942, fin du journal).
[1] • Edité par J. G. Gaarlandt sous le titre Het verstoorde leven, et paru en 1985 dans sa version française : Une vie bouleversée, Paris, Seuil, 248 p. (n.d.l.r.)
[2] • Cf. Paul Lebeau, Etty Hillesum. Un itinéraire spirituel, Amsterdam 1941 - Auschwitz 1943, Namur, Fidélité, 212 p. En Suisse romande, Beat Altenbach sj et Luc Ruedin sj donnent des sessions de formations inspirées du chemin spirituel d'Etty Hillesum, dans le Centre spirituel et de formation Notre-Dame de la Route, à Villars-sur- Glâne (www.ndroute.ch). (n.d.l.r.)
[3] • Pseudo-science, la chirologie étudie les corrélations entre la forme de la main ou les plis de sa peau et certaines tendances psychiques et mentales. Selon ses adeptes, la main pourrait ainsi renseigner sur la structure de la mentalité et du caractère, ce qui permettrait d'établir le portrait psychologique d'une personne. (n.d.l.r.)