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mardi, 21 avril 2015 09:52

Les leçons d'Ebola

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Trop alarmiste, trop lente... A chaque crise sanitaire, l’OMS est en butte à la critique. L’épidémie d’Ebola met en lumière les limites de sa marge de manœuvre face à sa réalité institutionnelle, aux méconnaissances entourant le virus et aux problèmes de développement propres aux pays touchés.

Marie-Charlotte Bouësseau a rejoint l’OMS en 2002, au moment de la création de l’unité Éthique et Santé; elle travaille depuis 2013 dans le département Prestation de Services et Sécurité, qui œuvre à la qualité des soins de santé intégrés et centrés sur la personne, et à ce titre est amenée à travailler sur l’épidémie d’Ebola.

Lucienne Bittar: La gestion de l’épidémie d’Ebola par l’OMS a réveillé de nombreuses questions, dont celle du financement de l’organisation. L’OMS connaît depuis quelques années une réduction budgétaire liée à la crise. Est-ce pourquoi elle a choisi de mettre l’accent sur les maladies chroniques plutôt que sur les épidémies?

Marie-Charlotte Bouësseau: «Les deux choses ne sont pas liées. Comme un grand nombre d’autres organisations, l’OMS a subi des coupes budgétaires mais surtout une restructuration qui a conduit à une limitation importante de ses ressources humaines: 6000 à 7000 personnes seulement travaillent aujourd’hui pour l’OMS, dont moins de 2000 au siège de Genève. Nous avons, en outre, des contraintes importantes sur le plan financier, car l’essentiel de notre budget est affecté à des projets spécifiques: 20% des ressources proviennent des contributions régulières des 194 États membres, États-Unis en tête, et 80% sont des contributions volontaires publiques ou privées (provenant par exemple de fondations comme la Fondation Bill Gates), affectées à des projets spécifiques, tels la lutte contre le sida ou la tuberculose.»

Le fait qu’une organisation onusienne se retrouve mains liées face à des donateurs qui lui demandent de privilégier certains programmes ou certaines recherches ne pose-t-il pas un problème éthique?

«L’OMS est essentiellement une agence technique qui travaille avec les États membres pour développer des politiques de santé. La recherche ne représente qu’une partie de nos activités. L’essentiel du mandat concerne des aspects normatifs, l’établissement de lignes directrices techniques. Il est vrai cependant que cette proportion de 20% et 80% est un problème difficile à gérer. Reste que les décisions importantes sont prises essentiellement par l’Assemblée mondiale de la santé, où les représentant des États, généralement les ministres de la Santé, s’accordent sur les orientations stratégiques de l’OMS. L’Assemblée fonctionne selon les modalités habituelles des Nations Unies: un pays une voix. Les Iles Tonga ont donc la même voix que les États-Unis. Le mécanisme de financement se superpose ainsi à celui de gouvernance, et ils sont parfois difficiles à articuler. Faire le budget est clairement très compliqué…»

Ce mode de financement n’explique-t-il pas le retard pris par l’OMS en ce qui concerne la lutte contre Ebola? Les entreprises pharmaceutiques sont globalement plus intéressées à faire de la recherche sur les maladies qui touchent les pays riches, où il y a de nombreux clients potentiels, plutôt que sur des virus qui frappent les pauvres.

«Le lobby pharmaceutique n’intervient pas à l’OMS. Les entreprises pharmaceutiques font parfois des dons de médicaments distribués par l’OMS pour soigner des maladies négligées. Nous avons aussi des interactions avec le secteur privé quand il faut développer un nouveau vaccin ou de nouveaux traitements. Mais les conflits d’intérêts potentiels sont scrupuleusement analysés par notre département juridique.»

On reproche à l’OMS d’avoir perdu du temps après la première alarme de Médecins sans frontières…

«On ne peut pas attendre d’une organisation qui comprend 194 États membres, donc forcément plus lente dans sa prise de décision, qu’elle fonctionne comme une ONG. Revers positif de la médaille: nous sommes la seule organisation où tous les pays du monde -dont certains sont en guerre les uns contre les autres- s’assoient autour d’une même table. C’est d’ailleurs pour cela que l’on attend tellement de l’OMS, particulièrement dans les pays en développement.»

L’épidémie d’Ebola va encore s’étendre, comme l’a annoncé l’OMS[1]. Pourquoi n’arrive-t-on pas à produire un médicament contre ce virus?

«La crise d’Ebola associe divers facteurs. D’abord, elle survient dans des régions pauvres où il est clair que le développement de nouveaux médicaments ne s’accompagnera pas de retours sur investissements. C’est aussi vrai pour le paludisme ou d’autres maladies encore plus dévastatrices. Deuxièmement, c’est une épidémie qui surgit de façon ponctuelle. On connaît Ebola depuis 1976, certes, mais les recherches médicales ne peuvent pas se dérouler sans malades! Or les épidémies précédentes ont duré peu de temps et ont concerné peu de gens. De plus, lors des précédentes épidémies, les malades touchés vivaient en majorité en zones rurales isolées. C’est particulièrement difficile de faire de la recherche dans ces conditions. Certains des pays affectés ont vécu de longues périodes de guerre civile, les infrastructures sanitaires sont très fragiles et les populations méfiantes. On a pu, par contre, faire des recherches précliniques (très onéreuses d’ailleurs) sur les singes. Au mois d’août passé, devant l’importance de cette crise sanitaire, l’OMS a organisé une réunion d’experts en éthique qui a permis l’utilisation chez l’homme de produits testés sur l’animal. Au stade actuel, il y a principalement huit médicaments et deux vaccins «candidats», ainsi que le sérum des convalescents: des malades d’Ebola guérissent en développant naturellement des anticorps et on recueille le sérum de ces patients pour traiter d’autres malades. Mais cette procédure est complexe et demande des infrastructures sanitaires. Par ailleurs, il ne s’agit encore que d’hypothèses de recherche.»

Faute de médicaments, pourquoi n’a-t- on pas développé la prévention sur le terrain et la diffusion des informations concernant le virus ?

«C’est une question de fond. Le vrai défi est lié à la communication. Comment expliquer aux populations concernées qu’elles doivent abandonner certains de leurs rites funéraires ancestraux, sources de contamination? Cela ne se fait pas du jour au lendemain! D’autant plus que les soignants occidentaux se retrouvent face à des coutumes qu’ils ne comprennent pas toujours, des rumeurs, des malentendus; face à des gens qui parlent parfois une langue qui leur est incompréhensible, qui ont des coutumes aux symboliques très différentes des leurs, chez qui circulent de nombreux fantasmes à propos des Blancs et de leurs médecins (qu’ils accusent, par exemple, de vendre le sang des malades à des entreprises pharmaceutiques). Cela génère un nombre considérable de malentendus et une grande défiance. Beaucoup d’anthropologues travaillent sur le terrain, car on s’est rendu compte de l’ampleur du problème de la communication.» L’autre réflexion importante concerne le degré d’incertitude. Ou, en termes éthiques, l’application du principe de précaution lorsque les preuves scientifiques manquent. La prudence consiste à intervenir sur des risques connus. Or, avec Ebola, on est face à un virus mal connu, dont on ne sait ni comment il va muter ni comment l’éliminer.»

Les États-Unis et d’autres pays occidentaux[2] ont envoyé des soldats en Afrique de l’Ouest pour aider les équipes sanitaires. Cela ne risque-t-il pas de réveiller chez les populations locales de mauvais souvenirs liés aux précédentes interventions extérieures en Afrique, celle des Américains en Somalie par exemple? N’est-ce pas antinomique de vouloir communiquer entourés de soldats? Comment, dans ces conditions, augmenter la confiance des populations locales?

«C’est pour ça que le langage est si important. Si la presse parle, par exemple, de l’“évasion” d’un patient, elle projette l’idée de prison et non d’isolement sanitaire et de protection de la communauté. Il y a beaucoup de difficultés qui tiennent à une mauvaise information sur le terrain, à des fantasmes. L’histoire des pays touchés est aussi faite de guerres qui rendent difficile la confiance à l’égard des autorités. Il faut cependant distinguer ces interventions sanitaires d’opérations de contrôle d’un terrain. L’envoi d’hôpitaux militaires peut être une solution logistique car les militaires sont capables de mettre rapidement en place des infrastructures. Il faut rappeler que ce sont les Nations Unies qui ont décidé que les pays concernés ne pouvaient pas gérer seuls cette crise majeure internationale, et qu’une aide de coopération était donc nécessaire et urgente.»

Parmi les mesures préconisées, on a parlé de fermetures de frontières ou d’isolement de villages entiers. Ce qui nous ramène au système de quarantaine établi au Moyen-Age pour lutter contre la peste. Cela pourrait-il être efficace ?

«L’OMS dispose de deux outils juridiquement contraignants pour les États, l’un d’eux est le règlement sanitaire international. En cas de risque de contagion majeure, des mesures proportionnelles et scientifiquement justifiées doivent être appliquées, depuis la déclaration obligatoire de la maladie, jusqu’à la mise en œuvre des moyens de lutte, comme l’isolement des malades ou la fermeture des aéroports. Concernant Ebola, l’OMS n’a pas demandé la fermeture des frontières des pays touchés. Bien sûr, l’épidémie touche beaucoup plus de monde cette fois, car elle concerne des zones urbaines et car la mobilité a explosé en trente ans. En plus, avec Ebola, les risques de contagion par le sperme peuvent durer jusqu’à sept semaines après la guérison. Par contre, il n’y a pas de contagion en période d’incubation. Ce n’est que lorsque les symptômes se déclarent que le malade est contagieux et doit être isolé. Si on peut l’isoler et le soigner à l’hôpital, les risques de contamination diminuent. Il faut donc rendre les populations locales attentives à la question de la responsabilité des malades contaminés et leur expliquer sans relâche, et c’est le rôle entre autres de l’OMS, quels sont les critères et les modalités d’application d’une mesure d’isolement.»

Que se passera-t-il si la coopération se révèle insuffisante? Faudra-t-il envisager la coercition pour isoler les malades?

«Les interventions n’auront lieu que sur la base de critères scientifiques. L’OMS collabore avec les pays pour mettre en œuvre ces critères. Cela suppose de gérer la tension entre les droits individuels, par exemple ceux de la libre circulation des personnes ou de refus d’un traitement, et le bien commun; dans certains cas, le bien commun justifie de limiter certains droits individuels. C’est une question de proportionnalité de moyens et de finalité. Si, par exemple, on interdisait tous les déplacements des populations des pays touchés, on condamnerait leur économie. Le président du Libéria l’a d’ailleurs clairement exprimé aux Nations-Unis quand il a déclaré: “Mon pays risque de disparaître.” Par contre, il faut des contrôles stricts des voyageurs.»

Aujourd’hui on sait que les maladies des pauvres peuvent atteindre les riches, notamment par la mobilité. Quelle leçon en tirer?

«Nous vivons dans un monde où l’absence de solidarité conduit à des catastrophes sanitaires. Ebola nous rappelle que nous devons nous engager sur le long terme. La fièvre hémorragique ne va pas faire la Une des journaux pendant 25 ans, mais elle induit une responsabilité sur au moins 25 ans! Et pas seulement d’un point de vue médical. Travailler au développement d’un vaccin est certes nécessaire, mais une fois qu’on l’aura trouvé, comment mènera-t-on les campagnes de vaccination dans des régions où il n’y a parfois même pas de pistes pour accéder aux villages? où le personnel de santé manque cruellement? où il est quasi impossible d’assurer la chaîne du froid? C’est un travail de solidarité internationale à très long terme qu’il faut viser, pour développer les infrastructures locales, la formation professionnelle et l’éducation des populations. Depuis la nuit des temps l’humanité tremble devant les épidémies. Aujourd’hui elle sait qu’elle a une responsabilité face à ce qui n’est plus une fatalité, et cette responsabilité porte un nom: solidarité.»

[1] • En date de la rédaction de cet article, selon le dernier bilan annoncé par l’OMS le 16 octobre 2014, la fièvre hémorragique a fait 4493 morts sur 8997 cas enregistrés dans sept pays (Liberia, Sierra Leone, Guinée, particulièrement touchés, mais aussi Nigeria, Sénégal, Espagne et Etats- Unis). L’OMS craint une envolée du nombre de contaminations, qui pourrait grimer à 10 000 nouveaux cas par semaine d’ici la fin de l'année en Afrique de l’Ouest, pour un millier actuellement.
[2] • Le Conseil fédéral suisse a donné, le 15 octobre, son accord de principe à l’envoi en Afrique de l’Ouest de militaires non armés et volontaires en soutien aux Nations Unies dans leur lutte contre le virus Ebola.

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