Lucienne Bittar : La vision occidentale commune du monde est hiérarchisée : un créateur (quand on est croyant) invisible ou Esprit, les humains et le reste des créatures. Quelle est celle des Asháninka du Pérou ?
Jeremy Narby : « Essayer de comprendre une culture amazonienne à partir de notre culture européenne, c’est comme essayer de comprendre la vie marine alors qu’on est sur la terre ferme. C’est difficile d’être à la fois mouillé et sec.
» Le mot esprit, en Occident, vient du latin spiritus, le souffle de Dieu, un dieu monothéiste. Nos dictionnaires reprennent cette étymologie lorsqu’ils parlent d’un être immatériel, d’une partie incorporelle. Pour les Asháninka, les plantes, les animaux, tous les êtres de la forêt sont animés par des entités invisibles, qu’ils appellent maninkari -c’est-à-dire ‹ ceux qui sont cachés › (et non pas ceux qui sont immatériels). Les maninkari semblent faire partie intégrale des organismes vivants puisque quand ils quittent un organisme, celui-ci devient un cadavre ; ils font la différence entre la vie et la mort. Mais y a-t-il pour autant immatérialité de cette entité au sens où nous le comprenons en Occident ? Les Asháninka n’insistent pas sur cette question, car ils ont des catégories moins strictes que nous, qui divisons le monde entre le bien et le mal, le dehors et le dedans, le matériel et l’immatériel... Du point de vue amazonien, la mère du tabac, par exemple, est une entité qui est à la fois associée à chaque plante de tabac, et qui plane au-dessus de l’ensemble des plantes de tabac. »
Il existerait donc un monde tout proche de nous qui échapperait à notre regard et qui sous-tendrait celui qui nous est visible ?
« Du point de vue amazonien, oui. Et qui le détermine même ! Pour les peuples indigènes, ce ne sont pas là des croyances, mais des réalités concrètes. Ainsi, lorsque nous traduisons maninkari par esprit, nous nous contentons de plaquer notre grille de lecture sur leur réalité. Mais les Asháninka ne se préoccupent pas de distinguer le matériel et l’immatériel, mais plutôt le visible et l’invisible. Ce sont finalement des dualistes comme nous, même si leurs catégories sont moins étanches que les nôtres puisque l’invisibilité telle qu’ils la conçoivent est relative.
» Un chaman est quelqu’un qui peut percevoir ce qui est normalement invisible. Grâce à des plantes qui font voir, il se met en ‹ état modifié de conscience › et perçoit la vraie réalité, invisible pour les autres. Il entre en contact avec les maninkari, qui sont des êtres comme nous et qui habitent dans les plantes et les animaux. D’ailleurs les Asháninka appellent également les maninkari ‹ asháninka ›, ce qui est leur mot pour eux-mêmes et signifie ‹ nos gens › ou ‹ nos parents ›. »
Y a-t-il d’autres façons d’accéder au monde invisible que l’ingestion de « plantes qui font voir » ? Ou est-ce que cela reste réservé aux chamans d’Amazonie, une élite en quelque sorte ?
« Il est vrai que l’Amazonie occidentale est un haut lieu de la biodiversité et que son chamanisme traditionnel met l’accent sur les nombreuses plantes hallucinogènes de la région. Mais il existe des approches plus subtiles. Les plantes hallucinogènes permettent d’accéder au monde invisible rapidement, de prendre en quelque sorte un raccourci vers la connaissance, et elles ne nécessitent pas forcément un grand talent de la part du voyant (même si le faire sans être accompagné est dangereux). Mais dans la pratique indigène amazonienne, une autre façon de connaître l’entité qui anime une plante consiste à s’endormir à côté de cette dernière et de noter comment elle se manifeste dans le sommeil.
» Du point de vue amazonien, on peut aussi accéder au monde invisible sans recourir aux plantes, en passant par les rêves par exemple. Dans le village asháninka où j’habitais, les villageois passaient la première heure de l’aube à se raconter les rêves qu’ils venaient d’avoir. »
La science a longtemps considéré les plantes et les animaux comme des êtres sans intelligence, voire même comme des machines avec Descartes. Mais les recherches scientifiques ne cessent de faire reculer la frontière entre les humains et les animaux. Des biologistes parlent aussi de l’intelligence des plantes, des cellules ou même des protéines. Ces approches rejoignent, selon vous, celles des Asháninka et signifient que le monde des plantes, des animaux -du vivant- est un monde de communicants, et que nous pouvons, nous autres humains, entrer en relation avec lui. D’où votre dernier essai, Intelligence dans la nature. Que mettez-vous sous le terme d’intelligence ?
« C’est un mot problématique ; il a été lui aussi conceptualisé dans notre culture judéo-chrétienne et rationaliste. Il vient du latin interlegere, ‹ choisir entre ›, et véhicule cette obsession de l’humain pour son exceptionnalisme et sa suprématie sur le reste du vivant. Pendant de longs siècles, les penseurs européens ont affirmé que l’intelligence était le propre de l’homme. Notre trésor en quelque sorte. Les experts et les philosophes ont longuement débattu autour de ce concept, au point qu’il existe plus de 70 définitions de l'intelligence.[2] Et la grande majorité d’entre elles sont en termes exclusivement humains et ne s’appliquent pas aux autres espèces.
» J’ai mieux compris le problème lors de ma rencontre avec le biologiste japonais Toshiyuki Nakagaki. Il a découvert que les myxomycètes, des moisissures visqueuses unicellulaires, sont capables de se repérer dans un labyrinthe et de trouver le chemin le plus court pour accéder à la nourriture. Lorsqu’il a publié ses résultats en 2002 dans la revue Nature, utilisant le terme intelligence pour décrire ce comportement, les commentateurs occidentaux ont questionné l’utilisation de ce mot : la moisissure solutionne le labyrinthe, mais on ne pourrait pas appeler cela de l’intelligence. Soit. Mais alors on est face à un vide conceptuel. Si les mots, qui ont un sens strict, ne correspondent plus à la réalité, il faut en trouver de nouveaux. Les Japonais, qui viennent d’une culture shintoïste-animiste, parlent de chi-sei, que l’on peut traduire par ‹ capacité de savoir ›. Pour eux, il n’y a pas de problème de considérer que même les unicellulaires peuvent avoir une capacité de savoir, et donc de choisir. »
Vous parlez de choix. Comment distinguer l’intention de l’instinct?
« Le mot instinct a souvent été utilisé pour ‹ expliquer › les capacités animales qu’on ne savait pas expliquer. Maintenant, il est utilisé avec plus de retenue. Le fait est que de nombreux comportements animaliers sont complexes et demandent des prises de décisions plutôt que des ‹ instincts ›. D’ailleurs, il a été démontré que même des petits invertébrés comme les abeilles sont capables de penser et de gérer des concepts abstraits.
» Pour ma part, j’ai voulu étudier l’intelligence dans la nature. Je vous ai dit combien le mot intelligence est problématique, mais le mot nature l’est autant. On le comprend souvent en Occident comme ‹ tout ce qui n’est pas humain ›. Un tel concept n’existe pas en Amazonie, puisque les humains et les autres êtres vivants sont considérés comme des ‹ personnes ›. Cela veut dire que si l’on est strict avec les mots, intelligence dans la nature est une contradiction dans les termes, puisque intelligence exclut les non-humains et nature exclut les humains ! »
Au final ce que la plupart des civilisations cherchent, que l’on parle des chamans amazoniens ou des philosophes de l’Antiquité, ce sont des clefs pour voir au-delà du visible. Les scientifiques aussi tentent de dévoiler l’invisible. D’où votre intérêt pour leur travail?
« Oui, je trouve que les chamans et les scientifiques qui s’intéressent à l’invisible sont en quelque sorte des collègues. Ils ont beaucoup à se dire. D’ailleurs, les Indiens d’Amazonie parlent de l’invisible comme d’une expérience et non pas d’une croyance. »
Si nous autres Occidentaux intégrions la conception du monde des Indiens d’Amazonie, qu’est-ce que cela changerait ?
« Cela aurait des implications énormes ! Nous ne considérerions plus les plantes et les animaux comme des objets, mais comme des membres de notre famille envers qui étendre notre solidarité. Au niveau des analyses, nous commençons à nous y retrouver, mais au niveau de la pratique, c’est beaucoup plus dur, car cela remet en cause notre façon de nous nourrir, la place que nous laissons aux autres espèces, nos écologies, nos économies… Ce qui à l’ordre du jour est véritablement immense. »
Les mélodies des Asháninka: la musique est un outil privilégié utilisé par les Indiens d’Amazonie pour entrer en connexion avec le monde invisible. Explications de Jeremy Narby.
« La musique, c’est immatériel et c’est invisible, et en même temps, cela a un effet réel. C’est sans doute pour cela qu’elle est au centre de la démarche chamanique. Les chamans rapportent que lorsqu’ils vont explorer le monde invisible, ils se mettent dans un état de conscience qui leur permet de voir les entités qui animent chaque espèce vivante. Ces entités sont constituées de savoir et d’une mélodie propre à chacune. En leur prêtant attention, en découvrant leurs mélodies, les chamans entrent en lien avec elles. Ainsi, par exemple, la plante de tabac est animée par la mère de tabac, et celle-ci a sa propre mélodie. Nous aussi, humains, nous pouvons émettre des sons. La mélodie, c’est l’interface entre ces entités invisibles et nous. C’est notre langage commun en quelque sorte. Le chaman qui a entendu la mélodie d’une entité et qui a chanté avec elle, peut la convoquer en chantant et voir les choses de son point de vue. C’est pourquoi un chaman est estimé pour les mélodies qu’il connaît. Il peut aussi mettre des paroles sur les mélodies. Ces paroles sont souvent ambiguës -et souvent les non-chamans ne les comprennent pas- puisque les entités elles-mêmes sont ambiguës ; elles peuvent vous apprendre quelque chose ou vous botter les fesses. »
[1] Jeremy Narby, Intelligence dans la nature. En quête du savoir, Paris, Buchet Chastel 2005, 292 p.
[2] Shane Legg et Marcus Hutter, « A Collection of Definitions of Intelligence », in Proceedings of the 2007 conference on Advances in Artificial General Intelligence : Concepts, Architectures and Algorithms, juin 2007, pp. 17-24.