Céline Fossati: Mais est-ce vraiment un cadeau?
Vera Michalski-Hoffmann: «Dans la mesure où nous sommes une fondation ‹mécénique› et que le mécénat est fortement associé à la notion de cadeau, on peut dire que oui. Ce d’autant que notre fondation n’attend rien en retour des écrivains qu’elle accueille. Ce qui n’est pas toujours le cas d’autres lieux de résidence. Mais ce cadeau n’est pas offert sans conditions. Les candidats ont un dossier très précis à remplir et un projet solide à faire valoir. On ne retient que ceux qui nous paraissent les plus sérieux dans leur démarche.
»Je ne vous cache pas que, parmi les 1500 demandes que l’on reçoit chaque année, il y a quelques fantaisistes et des gens qui cherchent à se mettre au vert, en bordure de forêt, pour vivre quelques semaines sans frais. Notre démarche, si elle est généreuse, n’est pas de donner un blanc-seing à des incapables pour venir se tourner les pouces à la campagne.»
Un cadeau donc, mais qui se mérite en présentant un projet crédible et réaliste?
«Je parlerai davantage de notion de confiance que de crédibilité. Si les éléments dont le jury dispose lui permettent raisonnablement de penser que le projet aboutira, cela lui suffit. Il peut arriver, même avec la meilleure volonté du monde et par concours de circonstances, qu’un projet ne mène à rien. Cela fait partie du jeu.»
Peu avant l’ouverture des cabanes-résidences de Montricher en 2017, vous avez déclaré: «Après plus d’un quart de siècle en leur compagnie, je crois savoir ce dont les écrivains ont besoin afin de créer de manière libre…» Alors, de quoi ont-ils besoin?
«Ils ont besoin d’un cadre pour développer leur fibre d’écrivain, c’est-à-dire leur capacité créatrice. Elle s’acquiert et s’affine, comme l’écoute de leur voix intérieure qui fait qu’ils ont quelque chose à transmettre. Mais dans la phrase citée, je faisais surtout référence aux besoins matériels des écrivains. Quand on est active dans l’édition comme je le suis depuis plus d’un quart de siècle, on s’aperçoit que certains auteurs extrêmement doués et novateurs, dont les écrits sont propres à enrichir la civilisation ou du moins la vie de tout un chacun, n’arrivent pas à vivre de leur plume parce que, précisément, leurs écrits sont trop novateurs ou pas assez commerciaux. Pour certains, la priorité est de travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, surtout s’ils sont parents d’enfants en bas âge. Le temps qu’ils peuvent alors consacrer à leur œuvre est du temps ‹volé› sur leur quotidien, et il est souvent très réduit. Cela freine énormément l’éclosion de leur talent.
»Ce qui me tient à cœur, c’est de leur offrir une sécurité matérielle qui leur permette pendant quelques semaines voire quelques mois de se consacrer à l’écriture sans contraintes, puisque la fondation leur alloue une bourse, le gîte et le couvert.»
Allouer une bourse n’est pas commun à tous les lieux de résidence qui s’en tiennent le plus souvent à offrir un espace de vie et des repas. Vous dites que cela peut pourtant être décisif pour certains écrivains qui ne pourraient se permettre de quitter leur quotidien sans cette aide?
«Cette bourse de 1200 francs par mois permet d’accroître en effet leur liberté d’action. La Suisse est un pays très cher et parfois l’entier de la bourse est dépensé ici. Parfois, elle permet de subvenir encore quelques mois de retour au pays. Il est arrivé que des écrivains sous-louent leur appartement durant leur séjour à Montricher, ce qui leur permet d’allonger d’autant leur temps d’écriture après leur séjour. L’idée est que l’impact positif du temps passé en résidence se prolonge et ne soit pas immédiatement englouti dans les méandres du quotidien.»
Vous parliez de 1500 candidatures pour une quarantaine de places de résidence par an d’une durée de deux semaines à six mois. Sur quels critères le choix se fait-il?
«Nous travaillons de manière plutôt empirique. La masse des candidatures nous parvient entre mai et septembre. Elle est réceptionnée par l’équipe de notre bibliothèque qui fait un premier tri. Je passe aussi rapidement en revue toutes les candidatures et en retiens quelques-unes dont celles d’écrivains que je connais de nom, par l’œuvre ou personnellement. Les autres membres du jury font de même. Finalement, nous arrivons sans trop de difficultés à 120 ou 130 dossiers à examiner en plénière. Ce qui est amusant, c’est que malgré un jury très éclectique, les disputes sont rares. Valider les dossiers d’un commun accord ne pose jamais problème. Le consensus se trouve très rapidement.»
Les critères ne sont donc pas fixes et divergent en fonction des années et des candidatures? Il me semble que les traducteurs d’œuvres littéraires et les bédéistes sont aussi admis.
«Les catégories dans lesquelles les auteurs peuvent faire acte de candidature se sont modifiées au fil du temps. Au début, il ne s’agissait que d’écriture. Puis, très vite, on a ouvert aux traducteurs, ces derniers se trouvant souvent dans la même situation que les auteurs. Ils sont pourtant les meilleurs ambassadeurs des littératures rares et confidentielles ! Il est important de garder cela à l’esprit. Ensuite, vu la situation de la fondation en bordure de forêt et de mon intérêt personnel pour la nature, on a ajouté la catégorie de la Nature Writing –un genre littéraire né dans les pays anglo-saxons mêlant observation de la nature et considérations autobiographiques– qui en Suisse et en France est relativement récente.
»Nous n’avons cependant aucun quota de catégorie ou d’origine à faire valoir, même s’il est vrai que certaines régions sont plus représentées, comme les pays de proximité dont la France et l’Angleterre. La fondation accueille aussi de nombreux Argentins qui ont eu connaissance de notre existence par le biais des premiers compatriotes-résidents qui nous ont fait de la pub de retour au pays.
»Certains projets nous intéressent parce qu’ils sortent des sentiers battus. Ils peuvent être le fruit d’un binôme qui travaille sur un projet commun: écrivain-traducteur, écrivain-bédéiste, écrivain-photographe, écrivain-écrivain…»
Existe-t-il un profil type de l’écrivain de résidence? Autrement dit, est-ce qu’il y a des auteurs qui trouvent l’idée des résidences totalement absurde?
«Évidemment, pour certains, l’idée de s’isoler pour écrire paraît aberrante. Prenez l’un des écrivains suisses les plus célèbres, Georges Haldas. Pour lui, le lieu le plus propice à l’écriture était le bistrot. Plus l’endroit était enfumé et bruyant, plus il était dérangé, mieux il se sentait. Mais croyez-moi, nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de quitter leur quotidien et de s’éloigner de chez eux pour se ressourcer et se concentrer uniquement sur leur travail d’écriture. Le nombre de candidatures le démontre.»
Pas de profil type, mais des similitudes peut-être ou des points communs entre tous les résidents? Un besoin d’être isolé de leur quotidien, mais aussi de leurs nombreux personnages: celui du père, du mari, de l’amant, du prof, du journaliste… pour ne garder que leur identité d’écrivain l’espace d’un temps de création?
«Plusieurs choses distinguent la Fondation Jan Michalski des autres lieux de résidence d’écriture. Nous n’avons par exemple aucune attente face au travail de nos hôtes. Il n’y a pas de demande de publication à la clé, ni d’obligation de conférences ou de rencontres avec le public. Certains le font par plaisir. Certains sont pétrifiés à l’idée de devoir restituer une partie de leur travail en cours lors de leur séjour. À Montricher, ils peuvent arriver et rester cloîtrés durant tout leur séjour sans parler à personne s’ils le souhaitent. Ils ont aussi la possibilité de se rencontrer entre résidents dans une salle commune, à la bibliothèque et de manger ensemble à midi. Par l’architecture des lieux, on encourage ces échanges où naissent parfois des amitiés extraordinaires. Il y a même eu un mariage au cours des années. Confronter sa pratique à celle d’autres de pays différents est évidemment enrichissant.»
Votre fondation s’intitule Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature. Pourquoi spécifier ce mot de littérature comme s’il fallait le distinguer du monde de l’écriture?
«Bien au contraire. Au début, je trouvais que la calligraphie et l’écriture manuscrite méritaient aussi d’être soutenues puisqu’elles disparaissaient avec l’émergence des ordinateurs, des tablettes et autres supports numériques. Dans l’intitulé de la fondation, c’est plutôt cela. Et puis, à l’époque, notre architecte avait décidé d’appeler le projet La maison d’écriture. Pour moi, c’était trop réducteur par rapport aux multiples choses dont s’occupe la fondation qui n’ont pas un rapport étroit avec l’écriture: les expositions, les soutiens de projet hors résidences, les lectures, les conférences… Tous ces aspects n’étaient pas couverts par le mot écriture et c’est pour cela qu’on a ajouté ‹pour la littérature.»
Quand vous avez lancé votre maison d’édition Noir sur Blanc avec votre mari, vous disiez que la littérature était le parent pauvre de l’art. Est-ce toujours le cas et comment voyez-vous la place de la littérature dans les arts et les soutiens dont elle bénéficie aujourd’hui?
«Il est vrai que les pays centralisés comme la France ou la Pologne, que je connais bien, peuvent mettre en place des politiques de soutien fortes et importantes. Il est évident que quand il y a un véritable Ministère de la Culture et pas seulement un Office fédéral de la culture comme en Suisse, que le pays est plus grand et que les moyens sont mis en commun, on a potentiellement plus d’impact. Bien sûr, la concurrence est très rude. Dans les années 80 en Suisse, il n’existait pas encore les prix fédéraux de littérature qui aident de façon ciblée les auteurs et leur confèrent une visibilité.
»Paradoxalement, la situation s’est améliorée. Avec la pandémie, les éditeurs qui traditionnellement sont des francs-tireurs se sont concertés et bénéficient de soutiens structurels cantonaux ou fédéraux pour leur activité. Les écrivains, eux, restent toujours un peu seuls, à devoir se débrouiller. Les arts plastiques, les arts de la scène, les arts vivants sont un peu dans la même situation. En temps de pandémie, les parents pauvres de la culture, c’est un peu tout le monde!»