Dans les premières pages de ses mémoires, André Malraux, ancien ministre français de la Culture du temps du Général de Gaulle, rapporte le récit d'une conversation avec le futur aumônier du Vercors. Cet entretien amical se déroule en 1940, dans l'odeur d'un village nocturne, et il porte sur ce que ce prêtre retient après des années de sacerdoce. La réponse lui est donnée après un long silence et pourrait se résumer ainsi : « Vous savez, il y a dans le monde beaucoup plus de souffrance que je ne l'imaginais. »[1]
Dans la récente déferlante des révélations d'abus sexuels commis sur des mineurs par des prêtres et religieux de l'Eglise catholique romaine, il y a une opacité qui nous affecte au plus haut point, qui bouleverse le coeur. C'est le silence des victimes de ces perversions qui, on le sait, et cela sans vouloir atténuer la gravité de telles dérives, n'ont pas seulement pour auteurs des prêtres, mais tout autant des personnes qui exercent des professions en relation avec des enfants. De sérieuses études montrent encore que plus de 90% d'abus sur des mineurs se déroulent dans le cadre familial. Décidément, il y a dans notre monde beaucoup plus de souffrance que nous ne l'imaginons. Et, à l'évidence, les pédophiles sont à remettre à la justice civile.
A ces souffrances, et au-delà de toutes les discussions et commentaires sur le célibat des prêtres, il importe, au point où nous en sommes, d'éclairer d'autres zones de silence, celle des pédophiles eux-mêmes. Comment en sont-ils arrivés là ? Dans quelles conditions vivent-ils ? Quels liens ont-ils avec les autorités dont ils dépendent ? Qui s'occupe d'eux ? Il est, dans ce contexte affectif et sexuel, des silences qui pèsent lourd et qui sont inconsidérément entretenus par des responsables d'institutions. Il est essentiel et prioritaire de s'interroger sur la formation, sur l'accompagnement de ceux qui sont les auteurs de ces actes. Et, avant de parler de demande de pardon, on pourrait commencer par une reconnaissance des faits?
Il convient aussi de souligner les diverses étapes qui sont à franchir, clairement et courageusement, par ceux et celles qui, selon les circonstances et les responsabilités exercées, sont tenus informés de ces abus. Cet autre poids de silence, qui précède la mise en cause des auteurs d'abus, se révèle également lourd à porter. Dans certaines régions, dans certaines sphères professionnelles, dans des familles, c'est notoire, une loi du silence prime. Pour l'Eglise catholique romaine, on peut dire aujourd'hui qu'une autre voie s'est ouverte, celle de la reconnaissance publique de la réalité. Une telle étape, favorisée par les médias, gagnera à être suivie dans d'autres milieux. Il y a, en effet, beaucoup plus de souffrance dans le monde que nous ne l'imaginons?
Le silence qui pèse sur la « honte » secrète de tels actes nous incite à penser à un autre silence qui, en cette période, peut nous aider à surmonter ces dérives dont notre société, par nos passivités, porte une responsabilité. Il s'agit de la discrétion entretenue par nombre de chrétiens et de non-chrétiens qui entendent le cri des pauvres et s'en préoccupent. La publicité médiatique sur ces engagements auprès des exclus semble pour le moins modeste. Avec raison. La source profonde de ces manières de procéder est on ne peut plus claire : « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire (...) En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25,35-40). Longue est la liste des secteurs de la société qui sont approchés par des laïcs et des prêtres : le monde de la santé, les personnes âgées, le milieu carcéral, les étrangers, les réfugiés, les exclus, les pauvres, les victimes d'abus, les pédophiles, les autorités institutionnelles, etc. Il est nécessaire de prendre conscience de la spécificité et du style de ces initiatives qui, souvent dans une perspective oecuménique et interreligieuse, s'inscrivent dans le droit-fil de la recherche de quelques chrétiens.[2] Ce chemin, qui rappelle le dynamisme de l'Eglise des premiers siècles, est le fruit d'interrogations sur la fécondité du témoignage de baptisés.