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jeudi, 05 juillet 2012 12:00

L'esprit à l'épreuve du corps

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Le corps est au coeur, ce que la lettre est à l'esprit. Sans la lettre qui l'incarne, l'esprit dégénère en un idéalisme plein de suffisance ; sans le corps qui lui donne chair, le coeur patauge dans un spiritualisme fumeux. Mais comme la lettre est aussi capable d'étouffer l'esprit, le corps peut handicaper le coeur. Grâce à mon corps, je peux communier avec la nature, tisser des liens avec mes semblables, leur témoigner de l'amour? ou de la haine, offrir et recevoir de la tendresse, manifester ma joie ou ma tristesse. S'il est le pont qui me permet de sortir de mon isolement, il peut aussi devenir la prison de ma solitude.

Que ce soit au niveau plus personnel de la vie spirituelle ou à celui de la vie sociale, nous vivons en tension, écartelés entre coeur et corps. D'un côté, des idéaux nous habitent, témoins d'une vie pleine de créativité qui ne demande qu'à s'exprimer librement et nous invite à aller toujours plus avant ; de l'autre, la réalité ordinaire des contraintes sociopolitiques ou ecclésiales, qui brisent l'élan et menacent d'étouffer l'esprit. A l'instar du corps qui handicape, elles sont ressenties comme une prison dont il faut faire sauter les verrous. Les échanges et les disputes qui remplissent les pages de nos journaux et font les choux gras d'innombrables blogs en témoignent.

Avec un art peu commun, Ignace de Loyola est parvenu à réduire la tension en conciliant le corps et le coeur, la liberté de l'esprit et la lettre de l'institution. Au risque de passer pour un hérétique qui prétendrait s'affranchir de la médiation de l'Eglise, il a revendiqué la possibilité pour l'homme d'entrer en relation avec Dieu dans l'immédiateté, sans aucun intermédiaire. Mais lorsqu'il s'agit de vérifier l'authenticité d'une expérience spirituelle, il recourt à la médiation du corps. Avec la plus grande attention, il examine les sentiments que font naître les pensées susceptibles d'être des inspirations divines ou des tentations de l'ennemi. Plutôt que de théoriser, il s'agit de « sentir » les alternances de progrès ou de régression, de joie dynamique ou de tristesse morose, d'ouverture ou de repli sur soi qui agitent le coeur. Cette attention aux répercussions psychosomatiques de l'expérience spirituelle lui en apprend plus sur l'origine de ses pensées que les théories des spécialistes.

L'attention qu'Ignace porte au corps ne se limite pas au seul décodage de la vie spirituelle individuelle. Elle se prolonge dans la prise en charge du corps physique du prochain comme critère de l'amour qu'il porte à son Créateur. Au moment d'envoyer deux de ses compagnons au concile de Trente, en qualité de théologiens du pape, Ignace leur rappelle que l'activité intellectuelle ne doit pas leur faire perdre le contact avec la réalité charnelle des pauvres, des malades et des petits enfants. Lui-même, à Rome, malgré les tâches absorbantes du gouvernement de la Compagnie, a multiplié les initiatives sociales en faveur des juifs, des malades, des mendiants, des prostituées et des victimes de la famine, le service corporel du prochain donnant corps à l'amour du Christ qui enflammait son coeur.

Elargissant la notion de « corps » au-delà de la physiologie, Ignace l'applique aux structures sociopolitiques de l'Eglise. A la pureté idéale du Dieu seul, chère aux Réformateurs, il privilégie la réalité d'une insertion dans un corps, même contrefait. C'est ainsi qu'en novembre 1538, il n'hésite pas à se mettre à la disposition du pape, alors que la ville de Rome résonne encore des fastes du mariage du petit-fils de Sa Sainteté avec la fille illégitime de l'empereur Charles Quint. Son insertion dans le corps social de l'Eglise de son temps authentifie son amour du Christ. Il n'abdiquera pas pour autant sa conviction qu'il est possible d'expérimenter la volonté de Dieu au-delà de toute médiation, fût-elle pontificale. Il saura la défendre avec une ténacité polie face au pape Paul IV, qui prétendait corriger sa conception de la vie religieuse en imposant à la Compagnie des usages conventuels.

A une époque où la situation de l'Eglise justifiait le désespoir ou les plus radicales réformes, Ignace a été capable de conjuguer la plus totale liberté spirituelle avec le service du corps de l'Eglise. Une maxime, forgée plus tard par un jeune jésuite anonyme, rend bien compte de son génie : « Ne pas être enserré par le plus grand, être cependant contenu par le plus petit : c'est chose divine. »

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