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mardi, 19 mars 2013 15:58

François, les jésuites et la sale guerre

Rumeurs et questions circulent au sujet du pape François et de l'époque à laquelle il était provincial (supérieur) des jésuites d'Argentine, ainsi que de sa relation à deux jésuites emprisonnés et à la dictature militaire.

La Société de Jésus fourmille d'hommes intelligents et passionnés pour leurs idées et leur travail, de sorte que les discussions et les divergences n'y manquent pas, comme dans toutes les familles. A table, j'ai déjà eu avec d'autres jésuites des débats au cours desquels le ton est monté, mais cela ne signifie pas que je ne les aime pas ou que je ne serais pas prêt à mourir pour eux. Nous sommes une famille.

Comme le pape Jean Paul II, le P. Bergoglio a eu de sérieuses réserves concernant la théologie de la libération à laquelle de nombreux autres jésuites latino-américains adhéraient. Moi qui suis Américain du Nord, j'ai du mal à comprendre ces controverses, puisqu'il était évident que tant Jean Paul II que Mgr Bergoglio voulaient la justice pour les pauvres, alors que les théologiens de la libération n'étaient pas en faveur de révolutions violentes, comme le prétendaient leurs détracteurs. Mais c'était manifestement une question qui divisait l'Eglise d'Amérique latine.

Une partie du problème vient de l'expression "analyse marxiste" dont se sont servis certains théologiens de la libération lorsqu'ils cherchaient à démontrer la manière dont les riches usent de leur pouvoir économique et politique pour dominer les masses. Le mot "marxiste" rendait fou, naturellement, le pape Jean Paul II. Et les régimes latino-américains considéraient comme "communiste" quiconque recherchait la justice économique et le pouvoir pour les travailleurs. De nombreuses personnes, honnêtes mais prudentes, craignaient même que les grèves et les manifestations n'entraînent des violences. La définition de la prudence peut devenir cause de division entre hommes de bonne volonté.

On n'était pas d'accord non plus sur l'attitude à adopter face à la junte militaire d'Argentine. En tant que Provincial, le P. Bergoglio était responsable de la sécurité de ses jésuites. Il craignait qu'Orlando Yorio s.j. et Franz Jalics s.j. soient en danger et voulait les retirer de leur ministère. Eux, bien sûr, ne voulaient pas abandonner leur travail auprès des pauvres.

Yorio et Jalics furent arrêtés lorsqu'un de leurs collègues laïcs donna leurs noms sous la torture, en disant qu'il avait travaillé avec eux dans le passé. C'est ainsi qu'opéraient les militaires. La junte n'a pas été informée par le P. Bergoglio. Contrairement aux rumeurs, il ne les a pas chassés de la Société de Jésus, ce qui les aurait privés de la protection de l'ordre. Ils étaient jésuites lors de leur arrestation. Yorio quitta la Société par la suite, mais Jalics en fait encore partie et vit aujourd'hui dans une maison de retraite jésuite en Allemagne.

Le P. Jeff Klaiber, historien jésuite, a interviewé Juan Luis Moyano s.j. qui avait aussi été emprisonné et déporté par les militaires, et qui lui a dit que Bergoglio a pris la défense de jésuites emprisonnés. La question de savoir s'il a fait tout ce qu'il aurait dû faire pour eux est controversée, mais ce type de débat a toujours lieu dans de telles circonstances.

Adolfo Esquivel, l'Argentin lauréat du Prix Nobel de la paix de 1980, déclare que Bergoglio n'était pas complice des militaires et qu'il s'est efforcé de venir en aide aux deux jésuites. Lui-même a été emprisonné et son fils est marié avec Mercedes Moyano, sœur de Juan Luis Moyano.

Selon d'autres rumeurs, lorsqu'il était archevêque, Bergoglio aurait autorisé les militaires à dissimuler des prisonniers dans une maison de retraite de l'archevêché lorsque la Commission interaméricaine des droits de l'homme est venue visiter la prison de l'ESMA. En réalité, lors de cette visite, Bergoglio n'était pas archevêque. Horacio Verbitsky, journaliste d'investigation argentin, affirme avoir bénéficié de son aide pour enquêter sur le cas.

On a dit aussi que des documents conservés au ministère des affaires étrangères d'Argentine prouveraient que Bergoglio aurait livré aux militaires des informations sur les jésuites. La conversation en cause aurait eu lieu lorsqu'il s'efforçait de faire prolonger la validité du passeport de l'un d'eux. Non seulement cet entretien eut lieu après l'arrestation, puis la libération de ces deux hommes, mais même après leur sortie du pays. Rien de ce qu'il a dit alors ne pouvait les mettre en danger, et il n'a rien dit au gouvernement que celui-ci ne sût déjà. Il cherchait simplement à convaincre un bureaucrate qu'il serait bon de prolonger le passeport de cet homme pour qu'il puisse rester en Allemagne et ne doive pas revenir en Argentine.

Plus récemment, le cardinal Bergoglio a contribué à engager les évêques d'Argentine à demander pardon de ne pas en avoir fait assez durant ce qu'on a appelé en Argentine la sale guerre.

Face à la tyrannie, il y a ceux qui adoptent une position prophétique et meurent martyrs. Il y a ceux qui collaborent avec le régime, et il y en a d'autres qui font ce qu'ils peuvent en gardant un profil bas. Lorsque des admirateurs de Jean-Paul II prétendirent qu'il avait lutté contre le nazisme dans la clandestinité, il les a rappelés à l'ordre en disant qu'il n'était pas un héros.

Ceux qui n'ont pas vécu sous une dictature ne devraient pas être trop prompts à juger ceux qui ont subi ce sort, que ce soit dans la Rome antique, en Amérique latine, en Afrique, dans l'Allemagne nazie, l'Europe de l'Est communiste ou la Chine d'aujourd'hui. Nous devons vénérer les martyrs, mais ne pouvons pas exiger de chaque chrétien qu'il en soit un.

Thomas J. Reese s.j.

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