L’usage bienveillant du terme diversité appliqué à la population de la Suisse vise en général à éviter la stigmatisation de l’altérité. Mais en tant qu’« euphémisme », il suggère que la diversité vient se greffer de l’extérieur sur une réalité interne homogène. Or la diversité est constitutive depuis toujours du tissu social de nos villes et elle est imbriquée de manière inextricable dans nos sociétés.
La Suisse s’est progressivement construite comme un pays dans la multiplicité. La Confédération est d’abord une réunion de cantons germanophones, avec leurs territoires assujettis. Les vicissitudes napoléoniennes permettent ensuite aux cantons latins d’acquérir une dignité égale, puis les tensions avec l’Italie de Mussolini poussent le romanche au rang de quatrième langue nationale. Au fil des 150 ans de son histoire depuis sa constitution en tant qu’État moderne, en 1848, la Suisse est donc devenue lentement plurielle. Aujourd’hui, elle a érigé la diversité culturelle en signe distinctif.
Un pays d’immigration
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a connu une importante migration de travail.[1] La stabilisation des conditions de séjour des immigrés dans la deuxième moitié des années 70 a fait d’elle, progressivement, un pays d’immigration, mais la prise de conscience de ce changement est lente, à en juger par la mise en œuvre tardive de la première politique d’intégration, au début des années 2000.
Deux indicateurs expriment de manière éloquente et synthétique cette condition de pays d’immigration. Le premier est la proportion de personnes de nationalité étrangère (2 millions) par rapport à l’ensemble de la population résidante (8 millions), soit environ 25 % en 2015 : un pourcentage qui le place au second rang des pays de l’OCDE, après le Luxembourg. Le deuxième est la proportion de migrants, à savoir de personnes nées à l’étranger, quelle que soit leur nationalité : elle dépasse les 29 % en 2015 ;[2] c’est plus qu’en Australie (28,1 %), au Canada (20,1 %) ou aux États-Unis (13,3 %), tous trois pourtant par définition des pays d’immigration.
Dans le passé (même encore dans les années 70), ces deux proportions s’égalaient presque. Les migrants, en effet, étaient tous des étrangers. Avec la sédentarisation de la population immigrée, cette « équivalence » entre le fait social (migration) et le fait juridique (nationalité) a progressivement perdu de sa valeur. Ainsi les enfants de migrants nés en Suisse ne sont pas des migrants mais restent des étrangers, la naissance dans le pays n’ayant aucune incidence sur la nationalité (ce qu’on appelle le droit du sol n’existe pas dans notre pays).
Un paysage complexe
Au gré du temps et des générations et en raison des règles d’acquisition de la nationalité, la condition des personnes d’origine immigrée est allée en se complexifiant. En suivant les recommandations des Nations Unies, l’Office fédéral de la statistique (OFS) a élaboré une classification pour rendre compte de cette nouvelle réalité. Le « statut migratoire » se fonde sur la nationalité, le lieu de naissance de l’individu et ceux de ses deux parents.
La « population issue de la migration » comprend les personnes nées à l’étranger (1re génération) et celles nées en Suisse dont un parent au moins est né à l’étranger (2e génération). La population non issue de la migration comprend les personnes nées en Suisse de parents nés en Suisse (Suisses de naissance et étrangers de la 3e génération).[3] Ainsi quelque 2,5 millions de personnes sont issues de la migration, ce qui représente 36 % des résidents du pays. Parmi elles, quatre sur cinq sont des migrants nés à l’étranger et une sur cinq est née en Suisse (Suisses à la naissance, Suisses naturalisés ou étrangers de la 2e génération).
Si l’immigration s’est diversifiée sur le plan des générations, elle l’a fait tout autant sur celui des qualifications. De la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 90, la Suisse a conçu l’immigration comme une politique de marché du travail. Elle a accordé la priorité aux personnes faiblement scolarisées, afin que celles-ci occupent les emplois les moins convoités et qualifiés dans la stratification de sa société. En revanche, vers la fin des années 90, dans le contexte de la nouvelle globalisation, les autorités ont favorisé l’immigration de personnes hautement qualifiées.
Ces deux politiques d’admission expliquent pourquoi on observe en 2015, lorsque l’on compare les immigrés de la première génération et les Suisses, à la fois à une surreprésentation des personnes sans formation post-obligatoire et à une surreprésentation des personnes avec une formation tertiaire.[4] Les dynamiques générationnelles introduisent également des changements quant au profil de qualification. Parmi les jeunes de la deuxième génération (25 à 34 ans), l’absence de qualification post-obligatoire est devenue un phénomène nettement plus limité (5,9 %), et un large tiers d’entre eux (37 %) atteint une formation de niveau tertiaire.
Cette complexité de la diversité se dévoile encore lorsqu’on parle des nationalités. Selon l’Enquête suisse sur la population active (ESPA), réalisée par l’Office fédéral de la statistique depuis 1991, la nationalité la plus fréquente en 2015 parmi les personnes actives de 15 ans et plus issues de la migration était ... la nationalité suisse : un tiers d’entre elles possède le passeport à croix blanche - la proportion monte à deux tiers chez les enfants de migrants (62 %), contre 28 % chez les personnes nées à l’étranger. Un autre tiers est de la nationalité d’un pays de l’Union européenne (notamment italienne, allemande et portugaise). Et un Suisse sur six possède aussi une autre nationalité.
Population issue de la migration de 15 ans ou plus selon la nationalité actuelle, en 2015
Suisse 34.8
Italie 10.8
Allemagne 10.2
Portugal 8.5
France 4.0
Kosovo 3.3
Espagne 2.7
Turquie 2.2
Macédoine 1.9
Serbie 1.8
Autres pays1) 19.7
(Source : OFS, Enquête suisse sur la population active)
Parmi les jeunes de 0 à 14 ans, 26 % sont des étrangers, dont 18% nés en Suisse et 8 % à l’étranger. Ils sont avant tout portugais, allemands et italiens. Viennent ensuite, mais avec des taux inférieurs à 10 %, les enfants kosovars, français et macédoniens.
À noter encore que la présence des personnes issues de la migration diffère fortement entre les cantons et les régions du pays. Elle est supérieure à la moyenne du pays (36 %) dans les cantons de Genève, du Tessin, de Bâle-Ville, de Vaud et de Zurich. À Genève, elle constitue même près des deux tiers de la population résidante (62 %).
Du multiculturel au transculturel
L'évolution des données décrite ci-dessus influence nécessairement les relations que la Suisse, en tant que pays d’accueil, entretient avec ses populations étrangères et ses immigrés, notamment du point de vue du droit. Dans les années 70, les immigrés en Suisse correspondaient encore à un seul profil type : jeune homme, primo-migrant, provenant de pays de l’Europe du Sud, faiblement scolarisé, travaillant dans les occupations les moins convoitées, au statut juridique pas encore consolidé. Face au déclin de l’industrialisation et à l’enracinement dans la nouvelle société des familles immigrées, la Suisse aujourd’hui ne définit plus la place des étrangers exclusivement en termes de travailleurs étrangers. L’immigration d’ailleurs connaît une grande variabilité sur tous les paramètres : sexe, âge, passé migratoire, origine, niveau de formation, type d’emploi, statut juridique et droits qui lui sont associés. (Ces derniers varient de requérant d’asile, voire de migrant sans papiers, à citoyen par naissance, en passant par le statut consolidé du permis d’établissement.)
Un nouveau langage a ainsi émergé, empruntant généreusement à la notion de culture et propulsant sur le devant de la scène une clé d’interprétation nouvelle des réalités sociales. Les variations sur ce thème ne manquent pas. Au cours des décennies 1990 et 2000, un glissement dans les concepts de référence s’est opéré, passant de multiculturel à interculturel, pour aboutir de nos jours à transculturel.
Le terme multiculturel désigne la juxtaposition de cultures différentes dans un même espace, généralement urbain. Il a été assez rapidement remplacé par celui d’interculturel au cours des années 90. Cette notion veut dépasser la simple description d’une coprésence d’univers culturels imperméables les uns aux autres sur un même territoire. Par son préfixe inter, l’approche interculturelle indique l’interaction, l’échange et la réciprocité, et donc la mise en relation des cultures entre elles. Les professionnels de l’action sociale, éducative et sanitaire se la sont appropriés pour renverser la perspective déficitaire, jusqu’alors dominante, en célébrant la diversité comme enrichissante. Il s’agit là d’une tentative d’établir une tension positive entre les valeurs d’égalité et de diversité.[5]
Toutefois, on reproche à cette approche sa conception figée des différences culturelles et l’aplatissement de leur complexité par un accent mis sur la simple variable nationale, dans le cas des migrations. La dimension culturelle et ethnique vient occulter tout autre aspect, social, économique et politique notamment, des relations sociétales. Cette approche qualifiée « d’ethnicisation » est considérée comme une forme pathologique ou pervertie de lecture des rapports sociaux.[6]
Cette remise en question d’une vision de l’individu comme d’un représentant de sa culture débouche sur une nouvelle approche, transculturelle, qui met l’accent non pas sur ce qui différencie les individus et les groupes, mais sur ce qu’ils ont en commun. Il s’agit de s’éloigner du déterminisme culturel, pour prêter attention aux dynamiques sociales découlant des transformations dont sont acteurs les migrants et leurs enfants en même temps que les membres « majoritaires » de la société.
La citoyenneté
La Suisse a su jadis transcender ses clivages linguistiques et religieux internes par la citoyenneté helvétique commune. Sa cohésion sociale repose sur les mécanismes institutionnels reconnaissant l’égalité juridique de ses citoyens. Aujourd’hui, ce recours au mécanisme institutionnel de la citoyenneté reste prometteur. Par le biais de l’octroi progressif de droits - jusqu’à atteindre l’égalité avec la population indigène -, la citoyenneté agit comme un puissant instrument d’inclusion, un signe concret d’appartenance à la société. Ouvrant la voie à la participation égalitaire, elle permet de construire une société cohésive, capable de respecter et en même temps de transcender ses diversités anciennes et nouvelles.
Sociologue et politologue spécialiste des migrations, Rosita Fibbi est l’auteure de nombreux ouvrages scientifiques sur le sujet. Elle travaille notamment sur les processus d'intégration au travers des générations. Elle est membre de la «Commission éducation et migration » de la Conférence des chefs de Départements de l’instruction publique.
[1] Voir à ce sujet l’article de Silvia Arlettaz, aux pp. 9-12 de ce numéro. (n.d.l.r.)
[2] Environ 12 % des personnes de nationalité suisse sont nées à l’étranger et 80 % des étrangers sont des primo-migrants.
[3] Ewa Kristensen, Rapport méthodologique du système d’indicateurs d’intégration de la population issue de la migration, Neuchâtel, Office fédéral de la statistique 2014, 64 p.
[4] Office fédéral de la statistique, Enquête suisse sur la population active (ESPA).
[5] Voir à ce sujet : Rosita Fibbi, « Migration, Interculturalität, Transnationalität », in Anna Maria Riedi et al. (éds), Handbuch Sozialwesen Schweiz, Bern, Paul Haupt Verlag 2015, pp. 131-144 ; Rebekka Ehret, « Die Kulturfalle. Plädoyer für einen sorgsamen Umgang mit Kultur », in Solmaz Gosabahi and Thomas Stompe (éds), Jeder ist Weltweit ein Fremder, Berlin, Verlag für Wissenschaft une Bildung 2009, pp. 47-56 ; Katharina von Helmolt, « Perspectivenreflexives Sprechen über Interkulturalität », in Interculture Journal n°26, Jena 2016, pp. 33-42.
[6] Manuel Boucher, « L’ethnicisation de la médiation sociale dans les quartiers ghetto », in Migrations Société n° 140, Paris 2012, pp. 25-34.