dimanche, 15 mars 2020 08:00

Le récit

GermanoZullo choisir60ans2019 2290 ptite1En novembre 2019, choisir fêtait ses 60 ans dans l'espace feutré de la Société de lecture de Genève. L'occasion pour une dizaine d'écrivains de venir lire à haute voix l'un de leurs textes édités dans la revue devant une assemblée d'invités heureux et conquis. À l'image de Germano Zullo qui a lu la présente chronique, Le récit, parue in choisir n°683 avril-mai-juin 2017. Enregistrée en live, nous vous proposons de l'écouter ci-dessous:

 

Au chevet du père, le fils écoute encore.

C’est d’abord un coin de misère celui-là et à cette heure, oublié de tous, non loin de la civilisation pourtant, il suffit de traverser une rue pour regarder passer les enfants qui vont à l’école. Et la guerre est partout. Elle est devant, elle est derrière. Elle est sur terre et dans le ciel. Elle est passé et futur.

Le grand-père vit en forêt. Un charbonnier solitaire qui ne quitte sa tanière qu’en de très rares occasions. Un roi sacré, dont la famille tout entière ne peut évoquer le nom sans en louer la grandeur. Ses présences sont comme des apparitions fantomales, furtives, mais toujours saisissantes et qui à chaque fois amplifient la légende. Jamais il ne parle; le mystère est la seule notion qu’il soit en mesure de transmettre.

La grand-mère est sorcière; capable du meilleur comme du pire et c’est le pire qui est resté. L’exercice de la magie noire permet d’acquérir bien plus de renommée que les gestes d’une rebouteuse. À cela s’ajoute une vision, qui traîne encore dans les esprits de la famille. Elle montre, la vieille, son visage sinistre, son regard vitreux, ses lèvres tordues, ses mains croisées sur la poitrine et cette collection d’épingles piquées dans sa tunique fuligineu­se.

La tante, pauvre petite, accidentellement tombée dans un puits. À moins qu’elle ne se soit suicidée, car un peu dérangée elle était. À moins encore que le diable ne l’ait poussée. On aurait aperçu un serpent cornu rampant sur sa tombe.

L’oncle ne supporte pas le mystère. Il veut savoir, connaître les réponses, mais dans ce coin-là et à cette heure, rien ne peut contenir l’inassouvi. Il ne parle que d’ailleurs et en cherche la clé au fond de la forêt, sur les traces du grand-père. Mille fois il est parti, mille fois il s’est perdu, jamais il n’a trouvé la tanière du roi sacré. Il s’est laissé surprendre par la colère d’abord, puis par la haine et finalement contaminé par la violence, c’est auprès de la sœur qu’il repose.

Le père a très vite préféré la vie à la mort. Une fois son service militaire accompli, c’est à l’autre bout du monde qu’il se destine. Et il jure de ne pas se perdre, et il jure de ne jamais se retourner. La mère, il l’arrache littéralement aux ténèbres ; la misère ne connaît pas de limites, c’est un trou sans fond. Et les ténèbres n’existent, il faut bien le comprendre, que parce qu’à proximité s’épanouit la lumière. Ils se jettent sur les chemins, déjà creusés par des générations d’affamés, d’explorateurs ou de guerriers. La mère, au début, elle ne fait que trembler d’ignorance. Elle retient Dieu dans son cœur, dans la pathétique espérance que celui-ci la conserve dans le sien. Quoi d’autre pour établir sa présence au monde? Le père la tient toujours serrée contre lui et ce n’est pas encore forcément de l’amour. La stratégie consiste surtout à paraître plus forts, car ils sont seuls et minuscules au milieu du flot ininterrompu de ceux qui partent. Et au fur et à mesure que l’autre bout du monde se fait loin et difficile, la réalité du couple s’intensifie. Et au fur et à mesure que la réalité du couple s’intensifie, les sensations mélancoliques se cristallisent...

La narration du père est héroïque. Pour la nième fois, le fils recueille le récit exprimé dans une langue qu’il croit savoir entendre, mais qu’il ne peut parler. Et ce n’est pas seulement une question de sonorités ou d’idiome, c’est avant tout une question de temps et d’espace. Il suffit d’un battement de cils pour métamorphoser le temps et l’espace. La mémoire du fils est désormais imbibée d’une infinité de versions du récit. En lui-même, il tente de reconstituer ce puzzle, de retenir en dogme ce qui n’est qu’incertitude. Il croit parfois tenir une vérité, mais ce n’est que le bruissement des feuilles dans les arbres, ce n’est que les reflets du soleil sur la pierre, ce n’est que le flux et reflux de l’océan sur le rivage... Le fils ne saura ainsi jamais dans quelle mesure les gestes qu’il accomplit aujourd’hui sont les échos des protagonistes du passé. Et quelque chose en lui, qui tient de la prédation, le contraint parfois à réinventer le récit, comme si sa propre expérience pouvait soudain faire autorité contre le reste de l’univers. À chaque fois que cela survient, la voie qui provient des origines s’obscurcit. Bientôt, très bientôt, le fils ne sera lui-même plus qu’un épisode. Il s’agit de faire en sorte que ce dernier soit le plus pertinent possible.

Germano Zullo est auteur de nouvelles, de poèmes et d'histoires pour enfants illustrées par sa femme Albertine. Dernier en date, Le président du monde, (Genève, La Joie de lire 2016, 52 p.) Il écrit également pour le théâtre et le cinéma. Il a participé à la scénarisation du film de Claude Barras, Ma vie de Courgette.

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