La fin de notre monde, dit-on, sera épouvantable. Les médias ne cessent de nous annoncer des événements catastrophiques et de nous distiller des suites aux conséquences funestes. De leur côté, depuis des siècles déjà, des sectes justifient leurs annonces de malheur en puisant dans la Bible des prophéties terribles, chargées de signes précurseurs d’une apocalypse dont elles se permettent de fixer la date. Et ce, entre autres, en fondant leurs propos sur certains passages du livre de Jean particulièrement hermétiques, mais dont elles prétendent détenir les clés d’interprétation. Car si l’Apocalypse est Parole de Dieu, cela doit donc être vrai !
Certes l’Apocalypse est tirée de la Bible, c’est le dernier livre du Nouveau Testament. Mais pour qui se donne la peine de lire attentivement ce message, il est évident qu’il ne s’agit pas d’un livre de malheurs : c’est une « bonne nouvelle » (litt. un évangile). Il s’ouvre du reste sur ce verset lumineux : « Heureux celui qui lit, heureux celui qui écoute ces paroles prophétiques, heureux celles et ceux qui en retiennent le contenu, car le temps est proche. »
Une espérance inébranlable
Le cadre est donné, nous sommes dans un espace-temps précis. Toute notre vie, toute l’histoire du monde est concentrée vers son sens, qui nous est « dévoilé » dans ces quelques chapitres. Et la scène est réduite à un espace limité, celui d’une île, Patmos, où l’auteur est enfermé.
Historiquement, le livre est adressé à des chrétiens qui vivent au temps de l’empereur romain Domitien, vers l’an 90. Les premiers chrétiens, dans leur affirmation de foi « Le Christ est Seigneur ! », mettaient directement en cause la seigneurie impériale, au risque de leur liberté, voire de leur vie. L’île de Patmos était alors tristement célèbre en tant que bagne où l’empereur exilait à vie les opposants à son régime.
Dans ce contexte, cet écrit ne cherche pas à cacher les vicissitudes de la vie, mais il se veut surtout plein d’espérance pour toute personne qui est ou se sent menacée ; il s’adresse en particulier à celles et ceux qui pourraient perdre courage. C’est le thème récurrent de chacune des sept lettres que l’auteur adresse aux Églises : « Tenez bon ! » Dans ce sens, l’Apocalypse est une des pages les plus lumineuses de la littérature mondiale, rappelant à chaque époque le sens de la vie de l’être humain et l’espérance « malgré tout » qui la soutient. Une espérance qui ne peut être trouvée qu’en Celui par qui tout est possible, quel que soit le nom qu’on lui donne.
Pour décoder le texte
Voici quelques pistes pour comprendre ce livre. Nous sommes dans un temps de persécution, mais l’auteur se garde bien de condamner à découvert l’oppresseur ! Il veut ainsi protéger tout à la fois ceux auxquels il s’adresse et les messagers chargés de leur apporter la « bonne nouvelle ». Il emploie donc un langage codé, dont certaines clés nous échappent aujourd’hui, rendant la lecture de cet ouvrage difficile.
Jean de Patmos utilise un genre littéraire particulier, bien connu dans les écrits juifs et chrétiens de l’Antiquité, appelé « apocalyptique », du verbe grec apocaluptein qui signifie « dévoiler » ou « enlever un voile ». Cette manière de faire permet de relire en tout temps ces chapitres, de les appliquer à toute situation d’oppression ou de concurrence religieuse effrénée.
Toute l’architecture de l’œuvre est construite sur un rythme septénaire, le chiffre 7, symbole d’esprit, d’absolu, manifestant la perfection de l’œuvre de Dieu. Dans la littérature biblique, les chiffres, en effet, sont souvent employés selon leur valeur symbolique, ainsi 4 désigne l’univers limité aux « 4 coins de l’horizon », 6 [= 7 - 1] marque l’imperfection, 12 et son double 24 inscrivent le choix de Dieu dans l’humanité (cf. les 12 fils de Jacob, les 12 tribus d’Israël, les 12 apôtres), le tiers signifie qu’une partie seulement est prise en compte (1/3 est atteint !). De même, certaines durées prennent une valeur symbolique, ainsi des 3½ ans, soit la moitié de 7, que l’on peut décompter en 42 mois ou 1260 jours - petit jeu qui veut faire comprendre qu’il s’agit d’un temps long, mais pas éternel. Ou mieux encore le chiffre 1000, qui signifie beaucoup, mais qui n’est rien à côté de l’infini de Dieu, comme le dit le Psalmiste : « 1000 ans sont à tes yeux comme hier, un jour passé » (Ps 89,4).
Il en va de même pour les couleurs, qui nous sont données dans leur signification symbolique : le blanc est la couleur divine par excellence, manifestant la plénitude de la lumière ; le noir, à l’inverse, nous renvoie aux ténèbres d’où nous sommes appelés à naître ; le rouge est chargé de violences et de guerres, rouge comme le sang qu’elles font couler ; le vert ou blême évoque la mort…
Il faut encore expliquer quelques-unes des expressions chères au langage biblique d’alors, telles que l’Ange (dont le mot grec signifie porteur de message), l’Agneau (toujours lié à l’immolation rituelle du jour où le peuple d’Israël traversa la Mer Rouge libéré de l’oppresseur par la main de Dieu -et par extension repris dans le langage chrétien pour signifier la mort de Jésus), les Anciens (autrement dit ceux qui nous précèdent en Dieu), le Christ (à prendre au sens étymologique de celui qui est consacré par Dieu), devenu dans la tradition chrétienne fils de Dieu, figure type de ce que nous sommes appelés à devenir.
Un texte à entendre et à voir
Ce langage symbolique ne devrait guère étonner le lecteur moderne, habitué aux langages publicitaire, onirique, cinématographique… Et les difficultés du code employé ne devraient surtout pas lui faire oublier les beautés du texte. Riche en images, en odeurs et en sons, il est l’œuvre d’un poète et d’un visionnaire au talent extraordinaire, qui nous fait partager son expérience spirituelle intime.
Au travers d’un récit à entendre et à voir plus qu’à lire (il s’agit de visions !), à se représenter plus qu’à raisonner, l’Apocalypse se risque à décrire le dialogue de l’être humain avec son Dieu. Or comment exprimer l’indicible avec des mots, si ce n’est par le langage poétique, qui laisse chacun libre de puiser dans sa propre sensibilité pour leur donner plus de sens. Ainsi, lorsque la théologie chrétienne confesse que la Parole s’est incarnée dans l’humanité, elle ne répugne pas à laisser vibrer les émotions les plus profondes du cœur humain pour exprimer combien l’éternité habite notre temps. Entre l’ici et l’au-delà, il n’y a parfois qu’une porte -et l’auteur de l’Apocalypse décrit qu’elle s’ouvre pour lui, avant de nous inviter à l’ouvrir nous aussi dans notre quotidien.
De la mort à l’amour
Sans recourir pour autant à l’interprétation psychanalytique, nous pouvons nous risquer à dire que le lecteur moderne se retrouvera aisément dans ce climat oppressant propre à certains cauchemars, dont il est tellement soulageant de sortir en se réveillant. Derrière les images de son bestiaire, l’auteur de l’Apocalypse dénonce des réalités bien concrètes que chaque époque représente à sa façon. Ainsi des animaux des Fables de la Fontaine, dont les contemporains comprenaient fort bien le langage politiquement incorrect.
Mais s’il me fallait chercher des analogies auprès de poètes modernes, ce serait plutôt chez Brassens que je trouverais l’ambiance dramatique qui menace notre époque : on ne saurait analyser son œuvre sans relever l’omniprésence de la « faucheuse » et ses très nombreuses connexions entre l’Amour et la Mort. Ainsi, dans Les copains d’abord, aux nombreuses références bibliques, Brassens pense-t-il à l’Apocalypse lorsqu’il chante : « Quand l’un d’entre eux manquait à bord, c’est qu’il était mort ; oui mais jamais, au grand jamais son trou dans l’eau n’se refermait. » Belle formule pour désigner ce que Jean de Patmos appelle, lui, « la mort de la mort ».
L’Apocalypse n’évite aucune question, les guerres, les épidémies, la violence, les passions destructrices, le mal, la mort, le péché, mais c’est toujours pour déboucher -après un certain temps- sur la vie, sur l’Amour. La tentation pour les lecteurs est de rester bloqués en route, dans l’oubli que toutes ces images sont celles d’un instant présent, qui débouchera nécessairement et « incessamment sous peu » (l’expression revient comme un refrain à chaque page) sur l’ouverture, cet au-delà de nos peurs qui nous fait éclater dans la lumière : « Je vis le ciel ouvert. » Nous sommes dans le langage biblique de la création : « Il y eut un soir, il y eut un matin. » Toute nuit débouche sur l’aube, même celles qui nous semblent n’avoir pas de fin.
Des images, encore des images
Relire l’Apocalypse, c’est savoir qu’il n’y pas de tunnel sans sortie ! Et c’est un homme enfermé qui l’écrit : « Moi, Jean, retenu prisonnier dans l’île de Patmos parce que j’avais annoncé la Parole de Dieu et témoigné de Jésus… » Et pour bien matérialiser ses visions, il passe par l’encre, la plume, le rouleau ; il en a reçu l’ordre : « Écris ce que tu vois ! » De qui ? Là encore l’auteur est discret, presque emprunté.
Comment en effet décrire l’indicible, l’éclat de lumière ? Tout au long de son livre, Jean de Patmos privilégie des comparaisons : « je vis un homme, il est comme… il ressemble à … » Non parce qu’il manquerait de moyens pour l’exprimer mais pour laisser son lecteur l’« imager » en puisant dans son propre imaginaire, afin de décoder à son tour les événements de son quotidien.
On retiendra ainsi quelques images fortes : celles de la femme du chapitre 12 qui met au monde, et dont l’enfant à peine né est déjà menacé … mais que Dieu mettra à l’abri dans le désert ; celle de cette autre femme (au chapitre 17), nommée Babylone (on ne peut manquer d’y voir une allusion à la Rome impériale), mangeuse de fidélité, jouissant de sa corruption, croqueuse de diamants. Là encore s’enchaînent le bien et le mal, la vie et la mort, mais toujours pour déboucher sur l’Amour.
Jusqu’à quand ?
L’auteur se risque même à évaluer le temps qui reste. Il l’annonce proche, mais en même temps il prévoit encore « mille ans » « et un temps ». D’où cette tentation de l’inscrire dans l’agenda… Régulièrement, à travers l’histoire de l’Église, des millénaristes reviennent prédire une catastrophe, des malheurs, une fin du monde. Mais c’est faire fi du texte qui annonce plutôt une immédiateté, que tout un chacun doit inscrire dans son vécu.
Certes, la question demeure, elle était déjà posée par Cicéron à l’agitateur Catilina, plus d’un siècle avant Jésus-Christ : « Jusqu’à quand ? Des siècles se sont passés et les abus continuent ; scandales, malhonnêtetés, indélicatesses se succèdent et polluent la vie politique… » Son émotion nous bouscule encore.
Le croyant est invité à reconnaître ses échecs, à nommer ses péchés, à les décoder parfois, à les avouer toujours ; ils sont nos tunnels, nos enfermements, desquels Celui-là seul par qui tout est possible peut nous faire sortir à la Lumière. Le péché est parmi nous : « que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit lui souffle », martèle Jean, jusqu’à l’aboutissement de cette Cité sainte qui descend parmi nous, de cette humanité resplendissante de la Présence qui efface définitivement toute obscurité. Idéaliste Jean ? Non, furieusement réaliste pour quiconque cherche à lire sa vie sous cet éclairage.
L’Apocalypse est un texte plein d’espérance puisque son message cherche à faire comprendre que si la mort fait partie intégrante de la vie, la vie alors a un sens. Au croyant, il dit qu’à la première parole que Dieu adressa à l’humanité en sa genèse : « Va ! », l’Apocalypse propose, comme en écho, sa réponse finale : « Viens, Seigneur ! »