Dans la Bible, le temple à Jérusalem est appelé la maison. Dieu est censé y résider, même s’il a aussi sa demeure dans le ciel, comme le rappelle Salomon lors de l’inauguration du sanctuaire qu’il a fait construire (1 R 8,27-30). Aujourd’hui encore pour les juifs, le temple est «La maison» et la colline où il s’élevait jadis s’appelle toujours har-habbayt, «le mont de la maison».
Sans doute faut-il entendre que cette maison de Dieu est aussi la demeure de tous ceux qui aspirent à y venir, et peut-être à la voir un jour restaurée. C’est ainsi que, dans les psaumes, le juste se languit de résider au temple: «J’ai demandé une unique chose au Seigneur et c’est elle que je chercherai: habiter, moi, dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie» (Ps 27,4). Au début de l’évangile de Luc, la prophétesse Anne, qui comprend aussitôt qui est Jésus, ce nourrisson amené par ses parents au temple, vit elle-même dans cette maison «nuit et jour» (Lc 2,37).
Itinérance et stabilité
Qui dit maison dit lieu stable, défini, voire définitif. Dans la Bible, il en va autrement. Le temple de Jérusalem bâti par Salomon accueille l’arche d’alliance. Ce coffre contient les tables de la Loi et se trouve surmonté de deux chérubins dont les ailes éployées servent de siège au Dieu invisible. L’arche était l’objet central du tabernacle, c’est-à-dire du sanctuaire portatif du désert (voir Ex 25 ss.). Salomon fait donc entrer au temple cet ustensile qui fut jadis porté à dos d’hommes lors des pérégrinations du peuple, et qui a connu ensuite nombre d’allées et venues une fois le peuple installé dans sa Terre promise.
Prise par les Philistins, l’arche, en effet, a été transportée de cité en cité en Philistie, puis elle a été rendue à Israël dans un char tiré par deux vaches. Il faudra attendre bien des années pour que David l’amène solennellement à Jérusalem, non sans l’avoir envoyée d’abord dans la maison d’Obed-Edom le Philistin, comme pour vérifier si sa présence sacrée, redoutable, est compatible avec un entourage humain (2 S 6). C’est ainsi que l’arche voyageuse, qui a conservé la mémoire de tous les lieux qu’elle a traversés, fussent-ils païens, arrive au temple sous Salomon: le temple fixe abrite l’arche mouvante.
Bien plus, cette arche a conservé les barres grâce auxquelles on la transportait et ces barres, signes de son itinérance, dépassent du saint des saint où l’arche est déposée: «Les barres étaient d’une longueur telle que leurs extrémités se voyaient depuis le sanctuaire» (1 R 8,8), à savoir la pièce devant le saint des saints. Autrement dit, le caractère nomade de l’arche ne peut être totalement contenu dans la pièce qui doit l’enfermer. La maison est comme débordée par le souvenir du voyage. Le temple reste marqué par ses origines migrantes.
Il faudrait aussi longuement évoquer les sanctuaires qui ont précédé le temple de Salomon et dont la mémoire subsiste jusque dans le sanctuaire salomonien: Béthel, la porte du ciel, ce temple sans murs où Jacob a côtoyé la présence de Dieu (Gn 28); le temple de Silo, apparu on ne sait comment et détruit sans qu’on l’ait su (1 S 1-2 et Jr 7,12-14); le sanctuaire de campagne de Nob où David reçoit le pain de Dieu (1 S 21-22)… Ou encore les vicissitudes du temple salomonien: son érection sur le site, peut-être, d’un précédent sanctuaire cananéen, ses continuels réaménagements, sa destruction au moment de l’exil, sa reconstruction après l’exil, ses agrandissements au temps d’Hérode et de Jésus, avant sa destruction finale. Il y a là bien là une sorte de nomadisme: on va d’un temple à l’autre, le même temple vit, meurt et revient à la vie; il bouge, en un mot… La maison de Dieu sur la terre, bien loin d’être un lieu clos et intangible, est façonnée par l’itinérance du peuple et les errances des temps.
Le temple et le palais
Nous nous limiterons cependant ici au temple de Salomon tel que le dévoile le premier livre des Rois. Les chapitres 6 et 7 du premier livre des Rois décrivent les bâtiments que Salomon fait construire à Jérusalem, mais ces descriptions brouillent les pistes: est-on dans un temple ou dans un palais? dans telle pièce ou dans telle autre? Les bâtiments semblent bouger, ils se dédoublent, se renvoient l’un à l’autre.
On y parle en effet de «la maison du Seigneur» ou simplement de «la maison» (1 R 6), de sa structure générale, des pièces à l’intérieur, du lambrissage et des portes; mais aussi d’un ensemble d’édifices qui passe pour un complexe palatial, plusieurs bâtiments dont le premier est nommé «la maison de la forêt du Liban» (1 R 7,2-5). D’où vient cette appellation, étrange puisqu’elle affecte d’un nom de lieu étranger un édifice public au cœur d’Israël ?
En 1 R 5, le chapitre qui précède l’évocation des constructions salomoniennes, on lit que Salomon se propose «de bâtir une maison au nom du Seigneur» (1 R 5,19). Il demande alors à Hiram de lui fournir, contre salaire, «des cèdres du Liban (...). Car tu sais qu’il n’y a point parmi nous d’hommes sachant couper les arbres comme les Sidoniens» (1 R 5,20).[1] Hiram s’exécute de bonne grâce: les cèdres sont envoyés par mer, le long de la côte, leurs troncs assemblés en radeaux.
La forêt du Liban
Ces arbres énormes et prestigieux sont prévus pour le temple. Et de fait on trouve du cèdre sur le revêtement du temple et à l’intérieur de l’édifice, jusqu’au saint des saints (1 R 6,9-16). Mais là où le cèdre apparaît vraiment à profusion, là où la forêt du Liban est pour ainsi dire reconstituée par l’architecture, c’est dans le palais du roi (1 R 7,6-7). «Elle avait cent coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur,[2] sur quatre[3] rangées de colonnes de cèdre, avec des planches de cèdre au-dessus des colonnes. Un plafond de cèdre était au-dessus des planches qui étaient sur les quarante-cinq colonnes, quinze par rangées.» Et le bâtiment où le roi rend la justice est «recouvert de cèdre d’un bout à l’autre du sol.»
La maison de Dieu est donc un modeste ouvrage en pierre, plaqué à l’intérieur de panneaux de cèdre, que sept années ont suffi à édifier (1 R 6,38), tandis que celle du roi est gigantesque. Elle est constituée de cèdre et a nécessité treize ans de travaux (1 R 7,1). Les troncs de cèdre que Hiram de Tyr a envoyés, c’est plutôt là qu’on les retrouve!
Reste cette question: la maison de la forêt du Liban serait-elle un temple plutôt qu’un palais? Cela a été plusieurs fois remarqué[4]: les mesures de l’édifice, son ampleur, l’usage de plusieurs termes techniques spécialisés pour le décrire permettent de le comparer au temple mystérieux évoqué dans la dernière partie du livre d’Ézéchiel (aux chapitres 40-43), que le prophète visite sous la direction d’un guide angélique.
Intangible saint des saints
Pénétrons à présent dans la maison dite du Seigneur, à la suite du premier livre des Rois (6,15-17). Les soixante coudées de longueur de la maison se séparent en deux: quarante coudées, d’une part, qui constituent le saint, la grande pièce centrale qui vient après le vestibule d’entrée, et vingt coudées, d’autre part, qui forment le saint des saints. Cette pièce (appelé aussi debîr)[5] est située au fond de la maison, dans l’endroit le plus reculé, et doit recevoir l’arche d’alliance.
Mais deux versets plus loin, on lit: «[19] Et le debîr au milieu de la maison intérieure avait été préparé pour poser là l’arche d’alliance du Seigneur. [20] Devant le debîr (il y avait) vingt coudées de long, vingt coudées de large, et vingt coudées sa hauteur. Et il le recouvrit d’or fermé et il revêtit un autel d’or.» Située tout à l’heure au bout du temple, voici que la pièce s’est glissée en son « milieu». On peut certes interpréter cette expression sans lui donner un sens local précis; «au milieu» signifierait «tout à fait à l’intérieur». Mais comment comprendre que «devant le debîr, il y avait vingt coudées…» ? Ce qu’il y a devant le debîr… c’est le debîr lui-même qui nous a été décrit comme une pièce de vingt sur vingt sur vingt coudées!
Un peu plus loin encore, tout semble rentrer dans l’ordre. Le saint des saints, dédoublé le temps de quelques versets, reprend sa place et son unité. Et on lira lors de l’inauguration du temple: «Les prêtres introduisirent l’arche de l’alliance du Seigneur à sa place dans le debîr de la maison, le saint des saints, au-dessous des ailes des chérubins» (1 R 8,6).
Une fois de plus, à la faveur d’un bref passage, les lieux semblent s’être dédoublés. Alors que notre entrée dans le temple s’était passée sans encombres, nous avançons soudain trop ou pas assez. Un lieu nous échappe, toujours promis et jamais atteint. Ce lieu est le saint des saints, la résidence inviolable de l’arche de Dieu.
Ici et aussi là
Ces passages du livre des Rois illustrent ce qu’est la description d’un lieu (de Dieu) dans la Bible. On trouve de semblables effets dans d’autres évocations spatiales. Un exemple frappant est la notice sur la mort de David, qui survient peu avant les descriptions du temple. On lit que le corps du roi «fut enseveli dans la cité de David» (1 R 2,10). Or deux villes répondent à cette appellation dans les livres précédents: Bethléem, où David est né et a grandi, et Jérusalem, dont il a fait sa capitale. Où se trouve le corps de David ? Ici ou/et là-bas! Nous pourrions continuer à nous promener ainsi dans la Bible, dans des lieux qui se bilocalisent, dans des bâtiments qui nous échappent. Pourquoi ce traitement particulier? Peut-être parce que la maison de Dieu et tous les lieux marqués par sa présence ne peuvent être définitivement circonscrits. Ils larguent les amarres pour échapper à toute mainmise définitive, mais aussi pour venir vers nous, au-delà de la géographie. Une maison de Dieu en désigne une autre. Dieu est ici et aussi là.
Quand Jésus vient au temple de Jérusalem, il parle de sa destruction: «Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai.» Les disciples comprirent plus tard qu’ils parlait du «temple de son corps» (Jn 2,19-22).
Le temple ne disparaît jamais. Même détruit, il a déjà désigné une autre maison pour prendre la relève. Or le corps du Christ comme temple désigne, comme Paul le montrera, le corps de chaque croyant ainsi que cette maison qu’est l’ensemble de ceux qui reçoivent le corps du Christ (1 Co 3,16), l’eucharistie.
«Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous?» (1 Co 3,16)
[1] Le Liban s’appelait autrefois la Phénicie. Il était formé d’une confédération de grandes cités, surtout maritimes, dont Tyr et Sidon.
[2] Cela fait un volume presque cinq fois plus important que celui du temple.
[3] Je laisse la mention des quatre rangées que donne le texte hébraïque, corrigée en trois par plusieurs traducteurs modernes.
[4] Voir en particulier Walther Zimmerli, I am Yahweh, John Knox Press, Atlanta 1982, pp. 118-119.
[5] On fait venir traditionnellement le nom debîr de la racine hébraïque dabar, qui désigne l’idée de parler. Le debîr serait le lieu de la Parole. L’arche qui y est entreposée contient en effet les dix paroles (les dix commandements); c’est aussi du dessus de l’arche qu’émanait la voix de Dieu quand il s’adressait à Moïse (Ex 25, 22).