Le Vaudois aura eu deux vies, celle d’un riche héritier dispendieux, comme l’annonce le catalogue de l’exposition, avant de devenir à l’âge de quarante ans l’artiste que l’on sait. Paris a occupé une place de choix dans son existence, comme dans celle de nombre de ses contemporains. La Ville lumière s’est longtemps parée d’une aura privilégiée pour les artisans de la modernité. On pouvait, il est vrai, y découvrir un art novateur, admis voire encouragé par des cénacles d’amateurs, de marchands et de collectionneurs. Les artistes, même les plus incompris du grand public, y trouvaient des lieux accessibles sans jury, tel le Salon des Indépendants, dans lequel figura Marius Borgeaud.
En 1890, Marius Borgeaud se fixe donc à Paris, avec l’intention d’y poursuivre des études d’art. Il fréquente l’Académie Cormon jusqu’en 1899, puis l’Ecole des Beaux-Arts, institutions qui dispensaient un enseignement encore très conventionnel. Son adhésion plus tardive à la modernité a certainement été influencée par Francis Picabia, le futur dadaïste fauteur de troubles, avec lequel il peint en 1904, à Moret-sur-Loing.
A la différence de Picabia, le Vaudois assiste, sans pourtant adhérer, aux plus grandes révolutions qui auront affecté l’histoire de l’art au XXe siècle, à commencer par la liberté chromatique violemment revendiquée par les fauves sous l’égide de Pierre Matisse, au fameux Salon d’Automne de 1905, où d’ailleurs Marius Borgeaud exposait depuis 1904. Celui-ci vécut certainement avec moins d’empathie la rupture radicale opérée par le cubisme. Bien que son œuvre autour de 1904 soit encore dominée par l’impressionnisme appris auprès de Camille Pissarro, et illustré à Lausanne par Péniche et lavoir à Moret, sa présence dans les Salons qui regroupaient les avant-gardes les plus intrépides le situait très clairement dans un contexte stimulant et ouvert aux innovations. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait rapidement rejeté l’impressionnisme.
Le peintre nabi
Le Vaudois ne retiendra de ce formidable creuset que la manière et la thématique du mouvement nabi. Qui étaient ces « prophètes », ainsi qu’ils se nommèrent eux-mêmes et dans les rangs desquels on comptait un autre Suisse, le célèbre Félix Vallotton ? Tous s’étaient fédérés autour de Paul Sérusier.
Marqué par la personnalité de Gauguin, qu’il avait côtoyé en Bretagne, Sérusier décide de diffuser en « prophète » son enseignement à Paris. Dans cette nouvelle profession de foi, tout visait alors à privilégier la peinture pure - en d’autres termes les couleurs et les formes - sur la réalité visible. Plus question pour ces nouveaux adeptes de copier littéralement le réel. Ils ne s’attachèrent plus désormais qu’à l’invisible au-delà du tangible.
Marius Borgeaud ne tarde pas à adopter la stylisation nabie et la primauté de l’aplat propre à exalter la couleur. Il renonce aux gris qui hantaient ses toiles impressionnistes, au profit d’un chromatisme éclatant. Dans La nature morte au chapeau de 1915, il se livre à des contrastes acides de verts anis et de roses fuchsia. Les jaunes de chrome et les rouges pompéiens abondent dans cet univers iridescent. Mais plus que le chromatisme, c’est la lumière qui se métamorphose. La blancheur immaculée de la nappe dans La chambre blanche irradie. Elle découpe net les objets qu’elle cerne de tout son éclat. « Regardez dehors par ses fenêtres, toute la lumière est là », confiait-il au poète Paul Eluard en 1919.
Les thèmes le rattachent plus pleinement encore à ses contemporains nabis. Il partage leur faveur pour les scènes intimistes. Ses lieux sont d’abord ceux de la rue Lamarck, où il emménage en 1919. Sinon, à la différence de Pierre Bonnard, Paris n’est pas un sujet.
Les scènes de genre n’étaient pas rares chez les impressionnistes ; avec les nabis, elles prédominent. Chez Marius Borgeaud, les paysages, contaminés en quelque sorte par son engouement pour les scènes intimes, se ferment souvent sur des murs clos, à la manière de scènes d’intérieurs. Ce dialogue entre extérieur et espace privé est un peu le fil rouge de son œuvre (et surtout le parti adopté par l’Hermitage). Pas de hiérarchie entre individus et espace environnant, traités sur un pied d’égalité. Ainsi hommes et femmes apparaissent souvent comme des éléments de décor. « Je me sers, écrit-il en 1988 au peintre suisse Edouard Morerod, beaucoup des personnages dans mes intérieurs et dans mes paysages, mais uniquement comme des accessoires. Ce sont simplement des taches qui viennent agrémenter mes motifs. »
Les scènes de rue se résument à une harmonie de courbes. Les Bretonnes parées de leur costume traditionnel prodiguent à la fois l’arabesque décorative et le contraste nécessaire à l’exaltation de la lumière. L’identité de ses silhouettes fugitives, souvent saisies de dos, n’a pas d’importance en soi. Ce qui importe, c’est l’harmonie de l’ensemble, les rimes formelles, la tension entre les lignes de fuite d’une perspective accélérée et le cercle parfait de la table rouge dans l’Intérieur aux deux verres de 1923.
La Bretagne de ses amours
A l’instar des nabis, il aime aussi peindre la rue, moins à Paris que dans cette Bretagne dont il s’éprend, inspiré en cela par le souvenir de Gauguin. Tous les ans, à la belle saison, il séjourne à Rochefort-en-Terre, ce site qui marque sa vie et imprègne sa peinture. Il y rencontre en 1917 Madeleine Gascoin, dite Mado, de 28 ans sa cadette. Elle est la liseuse et la musicienne qu’il immortalise dans leur foyer.
Le couple est l’autre thème de prédilection des nabis et surtout celui de son compatriote Félix Vallotton. A l’évidence, les deux Suisses se sont très tôt connus, vraisemblablement par l’intermédiaire du frère de Félix, Paul Vallotton, que Marius Borgeaud fréquentait durant sa jeunesse à l’Ecole industrielle de Lausanne et qui plus tard deviendra son marchand. Contrairement à Félix Vallotton, auquel on l’a souvent comparé, Borgeaud évacue le drame. Quand l’un suggère le milieu social de la bourgeoisie, le théâtre de l’adultère et les secrets inavoués, l’autre dépeint une quiétude et même un bonheur conjugal. Dans cette expression de la félicité domestique, la lumière joue un rôle privilégié. Franche et généreuse, elle dément, pour des raisons expressives, le climat rude et humide d’une Bretagne fantasmée.
L’ultime période
La Bretagne, qui avait inspiré Gauguin et l’Ecole de Pont Aven, revêt pour le Suisse un charme inspirateur. Alors que le futur peintre des Tropiques s’intéresse surtout aux activités portuaires ou au folklore, Marius Borgeaud ne s’attache encore une fois qu’aux intérieurs de bistro, à la salle du café du Champs de foire, aux Bretonnes en coiffe, à la patronne ou aux joueurs de cartes. Son séjour à Audierne clôt la dernière période de l’artiste.
Peu à peu, ses paysages singulièrement désertés se dépouillent de leurs détails figuratifs. Il ne retient plus que les lignes et les couleurs essentielles. Sa palette se réduit. Il place très haut l’horizon, multiplie les harmonies rythmiques et le découpage des silhouettes dépourvues de modelé. Sur le tard, il ressemble à ces personnes âgées qui limitent leur désirs et leur espace de vie. Marius Borgeaud ressort grandi de ce travail d’ascèse. Inutile de portraiturer sa dernière compagne pour figurer le bonheur, il confie aux objets et à l’esprit des lieux le soin de traduire sa félicité. Il connaissait et se reconnaissait dans la trajectoire d’un Matisse qui, aux confins de sa vie et de sa carrière, s’en tenait à la seule peinture libérée, du sujet et du sens, en un mot à la délectation picturale.