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jeudi, 27 juin 2019 18:08

Gertsch - Gauguin - Munch

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Gertsch Natascha IV 1988Natascha IV, Franz Gertsch, 1988Si vous ne savez pas où passer quelques jours de vacances cet été et que vous n’êtes jamais allé au MASI de Lugano (Museo d’arte della Svizzera italiana / Musée d'art de la Suisse italienne), courez-y. Vous découvrirez dans son vaste sous-sol d’impressionnants tirages des gravures de Franz Gertsch aux côtés d’œuvres -plus modestes par la taille mais pas par le génie, loin s’en faut- d’Edvard Munch et de Paul Gauguin.
À voir jusqu’au 22 septembre 2019.

De la gravure contemporaine suisse, vraiment? Exposée de surcroît aux côtés d'œuvres d'artistes que le Bernois Franz Gertsch considère lui-même comme les maîtres absolus de la xylographie (1): Paul Gauguin (1848-1903) et Edvard Munch (1863-1944)? Ça paraît un peu gonflé non? Oui, mais tellement jouissif pour les sens. Dès la fin des marches de l’escalier menant au sous-sol du musée, si tôt arrivé dans le petit espace faisant office de «salle d’accueil», le regard est happé vers la salle principale. En apercevant de loin les tirages géants de Gertsch, on en prend plein les yeux. À tel point qu’on se faufile vite dans les deux premières petites salles de droite et de gauche de l’entrée, de peur que la magie ne s’évapore avant d’y avoir goûté.

Les mystères de Gauguin

Gauguin Selvaggia 1894Sauvage, Paul Gauguin, 1894Ces deux premières salles sont dédiées à la xylographie de Paul Gauguin. Là, au fil les évocations de la vie quotidienne et spirituelle des Polynésiens (Gauguin arrive à Papeete en juin 1891 et demeurera en Polynésie jusqu’à sa mort en 1903) la magie continue d’opérer.
Si les toiles de Gauguin sont connues de tous, ce n'est pas le cas de ses gravures sur bois. Elles sont pourtant d’une grande puissance et évoquent la croyance polynésienne en des esprits omniprésents qui entourent les personnes, ainsi que des "cultes" à des idoles primitives. On retrouve parmi ses xylographies, sous un aspect nettement plus sombre et énigmatique, des scènes et des figures de Tahiti de ses toiles les plus célèbres.

Contrairement à Munch ou Gertsch, Gauguin grave ses morceaux de bois avec n'importe quel instrument qui lui tombe sous la main: gouges, couteaux, papier de verre, poinçons… ce qui leur confère un aspect brut. Les couleurs choisies se jouent des contrastes, la palette sombre plongeant le spectateur dans un climat mystérieux oscillant entre sensualité et inquiétude que des oranges, des ocres jaunes ou des rouges vifs tentent de vivifier.

Gauguin Donne al fiume 1893 94Les femmes au fleuve, Paul Gauguin, 1893/4 © Masi Lugano/Photo: Reto Rodolfo Pedrini

Les tourments de Munch

Exposées dans deux salles similaires à celles de Gauguin, mais à l’opposé de l’espace d’exposition, les gravures d’Edvard Munch frappent par la rigueur de leur composition et la justesse de leurs tonalités évoquant des sentiments parfois à la limite entre amour et cruauté. À l’image de Vampire II et de la chevelure rousse flamboyante de la jeune femme penchée vers son homme dont la tête repose sur ses genoux. Elle semble lui donner un baiser dans le cou alors qu’une nuit d’un noir intense règne autour d’eux. Il existe quatre lithographies de cette œuvre tirées d'un tableau qui existe lui aussi en quatre versions.
Munch Ragazze sul ponte 1918Les filles sur le pont, Edvard Munch, 1918Munch a souvent transposé ses compositions picturales, telle Les Fillettes sur le pont exposée également à Lugano, en gravure. Mais il a aussi créé de nombreuses œuvres pour la gravure. S’il s’est essayé à différentes techniques, la xylographie reste la seule employée à partir de 1910.

Côté technique, Munch décompose ses œuvres en plusieurs pièces, les teint de couleurs différentes, pour ensuite les recomposer comme un puzzle et procéder à l'impression en couleurs en un seul passage. Le résultat est spectaculaire.

Les xylographies de Munch, comme celles de Gauguin, sont des œuvres de petit-moyen format, qui se caractérisent par des lignes extrêmement expressives et par de vifs contrastes chromatiques. Le MASI en expose une sélection de plus de soixante-dix pièces.

Munch Vampiro II 1895 1902Vampire II, Edvard Munch, 1895/1902 © Masi Lugano/Photo: Reto Rodolfo Pedrini

Natascha

La vaste salle centrale du sous-sol du MASI de Lugano forme une sorte de croix. Et c’est dans cette espace aux neufs murs d’exposition que Franz Gertsch présente ses monumentaux tirages aux côtés de ceux de Munch et de Gauguin. Celui qui attire tous les regards, il faudrait dire celle qui capte toute l’attention, s’appelle Natascha IV. Son visage recouvre de ses 2m32 sur 1m80 un pan entier de mur. Cette œuvre est aussi vibrante que gigantesque. Décortiquer les secrets de sa fabrication ne serait pas lui rendre hommage et nous écarterait de la magie de son magnétisme. Devant elle, on a juste envie de se perdre dans ses yeux comme dans le bleu d’un ciel tendre, et laisser ses émotions nous envahir.

Mais c’est pourtant bien dans sa fabrication que tient son secret. Comme la plupart des compositions de Gertsch, elles sont d’abord photographiques. L’image est ensuite projetée sur un immense panneau de bois fait de plusieurs planches savamment choisies -le plus souvent de poirier ou de tilleul- et restituées petits points par petits points gravés méticuleusement dans le support préalablement recouvert d’une peinture bleue. Un travail titanesque qui lui prend plusieurs mois. Puis, vient la phase des tirages sur un papier fabriqué au Japon par un artisan aux doigts d’or. Le papier est déposé sur la gravure encrée et des mains délicates lissent la feuille en mouvements réguliers. Et c’est à ce moment-là que Natascha se distingue des autres xylographies présentées à Lugano. Si la plupart des tirages ont été réalisés d’une unique couleur «monochrome», Natascha IV en a reçu plusieurs, ce qui lui confère une profondeur hors norme.

Natascha est la première xylographie de Gertsch et reste l'un des classiques de ce spécialiste d'un art qui part de la photographique, mais qui, comme le note si justement le journaliste spécialisé Étienne Dumont dans un article pour le journal Bilan en 2017, «renvoie aussi aux portraits de la Renaissance. À un idéal classique de beauté». Chacune des œuvres gravées supposant plusieurs mois d'efforts, Franz Gertsch n'a réalisé qu'une cinquantaine de xylographies depuis les années 80. Elles n’en sont que plus envoûtantes.

Gertsch Triptychon Schwarzwasser 1992Triptyque Schwarzwasser, Franz Gertsch, 1992 © Franz Gertsch/Photo: Dominique Uldry

Une exposition «made in Lugano»

«Cette exposition est pour le moins insolite», reconnaît Tobia Bezzola, directeur du MASI. «Notre idée était de rendre hommage à Franz Gertsch, dont la technique est actuellement unique au monde.» L’artiste suisse a collaboré avec le musée de Lugano comme curateur.

«Je me sens proche de la technique xylographique de Gauguin et Munch», déclare Franz Gertsch. «Tous les trois nous avons élaboré un langage très particulier avec cette technique.»

Le directeur du MASI souhaitait ainsi célébrer la carrière de Franz Gertsch à l’approche de son 90e anniversaire qu’il fêtera le 8 mars prochain. Elle s'insère dans la série d'expositions que le musée tessinois dédie cette année à l'histoire de l'art helvétique. Elle permet aussi de découvrir les gravures de deux illustres peintres de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, l’un français, l’autre norvégien, qui sont encore trop méconnues.

 

 1. Technique de gravure sur bois, en relief, permettant l'impression d'une figure ou d'un texte.

Légendes complètes et crédit des images :
1. Natascha IV, 1988, gravure sur bois (trois blocs d'impression: dessin, contraste et fond) de Franz Gertsch, xylographie de 232,5 x 182 cm, impression en trois couleurs sur papier japonais Kumohadamashi de Heizaburo Iwano, collection privée, Gallerie K, Oslo © Franz Gertsch/Photo: Dominique Uldry
2. Sauvage, 1894, gravure sur bois avec ajouts à la main à la gouache et à l'aquarelle sur papier vélin de Paul Gauguin, collection privée, Galerie K, Oslo © MASI/Photo: Reto Rodolfo Pedrini
3.
Les femmes au fleuve, 1893/4, gravure sur bois en couleur sur papier japonais de Paul Gauguin, collection privée, Galerie K, Oslo © MASI/Photo: Reto Rodolfo Pedrini
4.
Les filles sur le pont, 1918, combinaison d'impression avec gravure sur bois en couleur et lithographie en couleur sur papier vélin d'Edvard Munch, collection privée, Galerie K, Oslo © MASI/Photo: Reto Rodolfo Pedrini
5.
Vampire II, 1895/1902, combinaison d'impression avec gravure sur bois en couleur et lithographie en couleur sur papier de soie d'Edvard Munch, collection privée, Galerie K, Oslo © MASI/Photo: Reto Rodolfo Pedrini
6.
Triptyque Schwarzwasser, 1992, gravure sur bois de 237 x 555 cm (trois clichés de 237 x 185 cm chacun) de Franz Gertsch, impression bleu-gris sur papier japonais Kumohadamashi de Heizaburo Iwano, collection privée, Gallerie K, Oslo © Franz Gertsch/Photo: Dominique Uldry

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