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jeudi, 20 juin 2019 11:30

Le monde coloré et apocalyptique de Dulk

L’Espagnol Dulk (Antonio Segura Donat) est un peintre, illustrateur et artiste de rue -dans le désordre. Bien qu’il dessine depuis son enfance, c’est lorsqu’il s’est mis à peindre dans la rue, sur les conseils insistants de l’ami qui lui a donné son nom d’artiste, que Dulk a commencé à considérer son art avec plus de sérieux et à imaginer d’en vivre. Un univers à découvrir sur son site.

Amanda Spierings, Genève, philosophe, écrivain public

Dulk a promené ses pinceaux et ses bombes de peinture un peu partout en Europe, en Asie et en Amérique. En tant qu’illustrateur, il a conçu des affiches, des couvertures de CDs, mais également créé des modèles de snowboards. Il a participé à plusieurs projets novateurs et originaux à plusieurs mains (livre pour enfants, bande dessinée, film, etc.).

Traits de crayons, coups de pinceaux ou giclées de bombes, ses premières œuvres avaient des styles différents. Avec le temps, les styles ont convergé pour aboutir à son identité actuelle: pop art brillant, ludique et subtilement sombre. À la rigueur et au dé­vouement que demande la peinture en studio, répond la spontanéité de l’art de rue. C’est là que la créativité et l’imagination de Dulk ont trouvé à s’exprimer librement. Dans la rue, il est impossible de tout contrôler.

Mais si Dulk tient tant à la peinture de rue, c’est aussi qu’elle lui permet de toucher un public large et varié. Ses fresques sont inscrites dans la ville, elles participent du paysage urbain qui appartient à tous et peut être apprécié par chacun.

Réalité augmentée

Dans ses œuvres, ce sont d’abord les couleurs vives et chaudes qui accro­chent le regard. Elles donnent vie à un bestiaire surréel qui évolue dans des paysages oniriques. Certaines ima­­ges pourraient illustrer des con­tes pour enfants: des histoires d’ours polaires à la recherche d’un nouveau foyer, de rhinocéros blessés, d’éléphants amoureux, de lièvre et de tortue (Tortoise). Au second regard cependant, on ne peut manquer d’être troublé par l’inquiétante étrangeté qui imprègne ces scènes imaginaires. La foison de détails et la puissance des couleurs rappellent le style de Jérôme Bosch. On pense au Jardin des délices, dont on retrouve l’exubérance et les con­trastes, mais aussi les figures effrayan­tes de son troisième panneau, l’Enfer.

Dulk oscille entre le réalisme et la bande dessinée. Ce qu’il aime dans la peinture, c’est la liberté infinie de «jouer avec la réalité», de la réinter­préter en brouillant les pistes, en mêlant les concepts. Il y a d’étranges discontinuités dans ses tableaux, des sections absentes, des êtres qui se fissurent et s’effritent, des fantômes en transparence. Mais l’œuvre est aussi traversée par la perméabilité, une rupture des distinctions et des frontières qui entraîne la fonte et la fusion des domaines et des individus. Les éléments se mêlent et se confondent de manière organique. Les animaux se végétalisent ou se minéralisent dans des métamorphoses encore inachevées. À travers ses tableaux, c’est le règne animal qui se désagrège.

Le crépuscule du monde

Ornées de cibles, blessées, décomposées, ces bêtes fantasmagoriques reflètent la souffrance et le danger qui menacent les animaux réels. Le peintre constate les blessures, les mi­gra­tions sans retour, l’aliénation (Wiltz).

Dulk nous offre des tableaux crépus­culaires, au sens propre comme au sens figuré. Un univers peuplé d’animaux vétérans et de couchers de soleil. La fin d’un monde, où les êtres humains du reste sont très peu présents. On aperçoit parfois d’étran­ges personnages aux visages masqués, ou dont la tête a été remplacée par un œuf ou une horloge (Rebither). Des petites filles innocentes apparaissent ici ou là, bien souvent les yeux clos. Cette absence interroge. Dans cet univers peuplé de bêtes en migration constante, où sommes-nous? Y a-t-il une place pour nous dans cette nature post-apocalyptique?

Dulk n’est pas un activiste. Il ne cher­che pas à transmettre un message. Le sens survient de ses images sans être imposé. Son œuvre est hantée de motifs qui invitent à la méditation: fissures et transparences, blessures et liquéfactions, crânes et cœurs. C’est la magie de l’art que le spectateur puisse trouver dans les créations une richesse d’interprétation qui dé­passe l’intention de l’artiste.

Prothèses et bourgeons

Sur son compte Instagram, Dulk raconte la genèse d’une de ses œuvres récentes, Fragile, inspirée de l’histoire vraie de Grecia, un oiseau retrouvé mutilé au Costa Rica. La partie supérieure de son bec avait été presque entièrement détruite. Grâce à une campagne de financement participatif, le toucan a pu recevoir une prothèse imprimée en 3D et est devenu un symbole de la lutte pour les droits des animaux. Dulk a immortalisé Grecia à sa façon, lui donnant l’un de ces becs en transparence si caractéristiques de son œuvre.

Dans Fragile et dans d’autres tableaux, l’espoir ténu d’un renouveau se fait jour. Des germes poussent dans les cornes arrachées, dans les défenses volées, partout où ils peu­vent. Les animaux s’unissent et re­nais­­sent. L’ours polaire persévère tant que son bout de banquise n’a pas fondu (Survivor). La nature évolue, explore les possibles pour trouver une manière de survivre.

La place du savoir

Les livres sont un motif plus récent dans l’œuvre de Dulk. Ils deviennent un terreau sur lequel s’élèvent des phares pour illuminer et des germes pour espérer, comme dans Union. Symboles de connaissance, ils suggèrent que notre savoir sera peut-être notre rédemption, si nous l’utilisons pour guérir, pour sauver aussi bien que pour détruire. Comme le montre l’histoire de Grecia, nous pouvons non seulement arrêter de menacer les animaux, mais aussi les aider à retrouver leur place dans ce monde. Dans cette méditation au fil de l’œuvre de Dulk, c’est peut-être ici que l’homme retrouve le droit d’exister à nouveau. 

The Dulk, Ontinyent (Valencia), Babylon 2016, 160 p. - www.dulk.es

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