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mardi, 10 septembre 2019 10:17

Silences

Hammershoi interieurPianoFemme MAHComment représenter le silence en peinture? Comment rendre sensible l’absence de bruit sans avoir recours à l’ouïe? Voici l’une des questions qui traversent l’exposition proposée par le musée Rath. Le premier élément de réponse se trouve dans le titre: il n’y a pas de silence unique. En cherchant à dépasser les limites de leur médium, à traverser le mur du son à coups de pinceaux, les artistes ont ouvert des voies multiples. Du portrait au paysage, de la nature morte à la peinture sacrée, de la peinture classique à la peinture contemporaine, le musée Rath nous invite à contempler des œuvres variées -presque opposées-, à explorer l’espace des silences possibles au fil de plusieurs salles sombres et austères.
À voir jusqu’au 27 octobre 2019.

Ci-contre: Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, 1901, Vilhelm Hammershøi (1864-1916), huile sur toile © MAH/Collection privée/Photo: F. Bevilacqua

La couleur et le cri

Un tableau étant muet, mis à part de rares exceptions, la peinture n’est-elle pas irrémédiablement marquée du sceau du silence? Ce médium visuel par excellence, contemplé dans le recueillement, a substitué la couleur au bruit. Et pourtant, l’exposition s’ouvre par une salle dédiée aux peintures «bruyantes», scènes de batailles et de fureurs, scènes de chasse, personnages riant à gorge déployée, musique et cris. Car la représentation visuelle du son est tout aussi paradoxale que la représentation du silence: elle en est le pendant inévitable. Le visiteur plonge donc dans la thématique du silence en traversant un rideau sonore.

Cet incipit nous invite à reconsidérer la nature silencieuse de la peinture. Si elle est capable de représenter le silence -et non pas seulement de l’exemplifier- c’est qu’elle peut aussi convoquer la musique. Tout comme le son peut traverser l’eau et les océans, la couleur peut titiller nos oreilles. Il faut savoir entendre le rire à travers la gorge et la bouche déployées, savoir grimacer du fracas des armes embataillées ou s’échauffer les oreilles des cris du gibier. Il s’agit de réapprendre à apprécier la peinture comme on le faisait avant l’avènement du cinéma et de la bande son. Ceci étant fait, le visiteur peut plonger dans le parcours feutré de l’exposition.

Silence alarmant, silence apaisé

Au fil de la visite, le silence est comme écartelé entre deux pôles: le silence que l’on apprécie et celui que l’on craint. Ainsi, aux natures mortes, qui célèbrent à la fois la vie domestique et la puissance créatrice de la peinture, répondent les vanités, méditations sombres sur la promesse de la mort. La différence est parfois subtile -une fissure, une fleur fanée- qui fait d’une nature morte non plus un temps d’arrêt serein, mais le rappel angoissant de la finitude de tout, la fin inéluctable de l’immensité de la création.

LaTour 1911 AbbeHuber"Portrait de l'abbé Jean-Jacques Huber lisant", 1742, par Maurice Quentin de la Tour

Au rayon des portraits, les visages aphones se font les reflets des émotions les plus opposées. Dans son Portrait de l’abbé Jean-Jacques Huber, plongé dans les Essais de Montaigne (1), Maurice Quentin de la Tour nous donne à voir la sérénité et la joie d’une lecture féconde. Le silence de l’étude est une retraite naturelle et bienvenue. Les non-dits, par contre, introduisent la passion, qu’elle soit amour, colère ou angoisse. Un couple qui se déchire sans un mot; un autre qui s’enferme dans une bouderie plus ou moins mesquine. Heureusement, les non-dits sont parfois des «pas-besoin-de-dire». Ils figurent alors la genèse de l’amour, l’émotion de retrouvailles inespérées, l’indicible. Puis il y a le saisissant autoportrait de Marguerite Burnat-Provins (2) dont le regard mystérieux, empli d’angoisse retenue, semble nous prendre à témoin.

La visite se poursuit dans les paysages. L’absence de l’homme est déjà une promesse de quiétude. Paysages enneigés, décors glacés, cimetières oubliés. Et la lumière, soudain, dans une vision matinale offerte par Ferdinand Hodler (3). Une aurore douce et claire, avant que la ville et ses bruits ne se réveillent. À travers ce parcours de paysages, le silence est figuré comme une absence à la double puissance: une emprise en creux qui peut rendre un lieu désolé et effrayant, ou au contraire en faire un refuge réconfortant.

Méditation musicale

Mat Collishaw GR"Last Meal on Death Row", William Joseph Kitchens, 2010, Mat Collishaw

Au final, le silence est conçu comme une caisse de résonance, qui amplifie nos pensées et nos préoccupations. Dans la section réservée au sacré, le mutisme passe de la contemplation à la méditation, voire au mysticisme. Tout en jeux de lumière sur des couleurs sobres, ces tableaux reconnaissent l’omniprésence de la mortalité, tant dans nos vies que dans nos esprits. Quant à la mort profane, elle trouve une expression troublante dans la série de peintures Last Meal on Death Row, de Mat Collishaw. L’artiste a choisi de représenter le dernier repas des condamnés à mort. Le réalisme époustouflant des images, combiné à l’absence du dîneur, nous crie qu’on peut déjà compter les prisonniers au nombre des morts.

La mélancolie nous gagne tout naturellement. Elle est personnifiée souvent sous des traits féminins, d’une douceur trouble. Elle transparaît aussi dans les autoportraits de plusieurs peintres, comme si elle était un corolaire obligé de l’art et de la création. Dans la figure de Zoran Mušič (4), le peintre disparaît dans une noirceur épaisse, dans une douleur diffuse, un spectre qui perd la mémoire -mais dont on ne pourra oublier le regard.

En fin de course, l’exposition nous invite à réfléchir sur la musique, sur sa part de silence, et sur sa relation aux arts visuels. Au sous-sol, dans la grande salle voûtée, une barque nous accueille, dont la surface noir d’encre répond aux vibrations de haut-parleurs dissimulées dans sa coque (5). La partition 4’33’’, de John Cage problématise quant à elle la filiation de la musique, du bruit et du silence. La musique ne peut exister sans un support, sans un lieu, sans des codes -qui sont autant de récipients du silence. Et à la fin, c’est le chant des sirènes qui nous emporte.

Au passage

Le visiteur lui-même contribue à l’exposition, en tant que participant plus que simple spectateur. L’acte de contemplation devient, en sourdine, comme un reflet du fil rouge de l’exposition. Des pas se font entendre, traînant de tableau en tableau; à chacun son poids, sa vigueur et son bruit. Les petits groupes commentent les œuvres dans un brouhaha de chuchotements ou d’exclamations, qui résonnent. Les pages du guide d’exposition s’égrènent, battements d’ailes de papillons.

L’exposition et son parcours d’œuvres, dans un écrin de murs noirs ténèbres, invitent encore à mille méditations sur le thème du silence. Chaque visiteur saura s’approprier ce bouquet d’œuvres que nos esprits et nos songes lient entre elles. Et maintenant: chut! Place aux œuvres.

1. Portrait de l’abbé Jean-Jacques Huber (1699-1744) lisant, 1742, Maurie Quentin de La Tour.
2. Autoportrait le doigt sur la bouche, vers 1900, Marguerite Burnat-Provins.
3. Le Lac Léman et le Mont-Blanc à l’aube (octobre), 1917, Ferdinand Hodler.
4. Autoportrait, 1990, Zoran Mušič.
 5. Absolute Sine - La Barque, 2009, Alexandre Joly

Légendes complètes et crédit des images :
1. Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, 1901, Vilhelm Hammershøi (1864-1916), huile sur toile © MAH/Collection privée/Photo: F. Bevilacqua
2. Portrait de l'abbé Jean-Jacques Huber (1699-1744) lisant, 1742, Maurice Quentin de La Tour (1704-1788,pastel sur papier, Inv. 1911-0068, legs Ernest Saladin, 1911 © Cabinet d’arts graphiques du MAH, Genève Photo : A. Yersin
3. Last Meal on Death Row. William Joseph Kitchens,
2010, Mat Collishaw (1966), Photographie, tirage chromogène type-C, © Courtoisie de l’artiste et de la Galerie BLAIN|SOUTHERN

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