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lundi, 08 mars 2021 21:08

Lignine

© CCDiplômée en Arts visuels de la HEAD-Genève, spécialisée en vidéo, Fanny Desarzens a participé au concours d’écriture pour jeunes auteurs lancé par choisir en 2019. Sa nouvelle a été particulièrement remarquée par les membres du jury, qui ont salué à l’unanimité sa construction et son écriture. Elle vient de paraître dans Le choix. Recueil de nouvelles de jeunes talents, coédité par la Revue choisir et  Slatkine. Un livre que vous pouvez commander ici ou sur .

Ça s’est passé dans la forêt. Là où tu les avais rejoints. Tu es allé parce que tu es curieux, tu t’étais dit pourquoi pas. Aussi parce que ça te faisait plaisir qu’on te le propose. Alors tu es allé. C’était un matin. Pour aller en forêt il faut prendre un bus et puis marcher jusqu’à un autre bus, et marcher encore. Tu connais bien ce chemin parce que tu connais bien la forêt. Tu vois les grands arbres de loin, d’abord. Tu t’approches et tu traverses la lisière. Tu aimes cet endroit, c’est comme un petit pays. Il y a des sapins, des érables et des mélèzes. Des alisiers blancs, des épicéas et des hêtres. Tu connais tous leurs noms. Tu as appris à les reconnaître et tu marches sur leurs aiguilles, sur leurs feuilles. Ça fait un bruit que tu aimes bien.

Ce jour-là tu as vu des croix rouges peintes sur quelques-uns d’entre eux. Alors tu as entendu leurs voix, de plus en plus fortes tandis que tu t’approchais. Et ils étaient là, avec leur épaisse chemise et leur gilet. Tu leur ressemblais, tu étais habillé pareil. Ils étaient trois autour d’un grand mélèze. Ils te tournaient le dos, tu voyais leur tête se lever et puis redescendre. Ils jaugeaient l’arbre, sa hauteur. Toi tu t’es arrêté pour les observer un peu. Tu savais de quoi ils parlaient: ils cherchaient le meilleur angle pour entamer le tronc, pour le couper. À un moment ils ont senti ta présence: ils se sont retournés sur toi. Ils t’ont fait des signes pour que tu les rejoignes et tu es allé à eux.

À un moment tu as cessé de les écouter et tu as regardé le mélèze, sa belle écorce. Tu as voulu faire le tour du tronc avec tes bras mais tu n’as pas pu, il était trop large. Tu as caressé le bois et puis aussi le rouge vif qui était flanqué sur lui. Ils t’ont dit: on porte tous sa croix. Ça les a fait rire. Et ça a été le moment de s’y mettre, un des trois a soulevé la tronçonneuse qui était posée là. Il a protégé ses oreilles avec un casque jaune et ses yeux avec des lunettes en plastique. On t’a fait signe de reculer. Vous vous êtes éloignés tandis que le quatrième a mis la tronçonneuse en marche. Il avait l’air concentré. Soudain vous l’étiez tous, c’était un moment sérieux. Alors la lame a entaillé le bois.

C’est là que ça s’est passé. Tu as arrêté de reculer. Tu as entendu le choc. Le heurt que ça a fait. Comme un souffle coupé. Alors brusquement tu t’es souvenu d’un homme que tu avais vu. Tu étais tout jeune. Tu avais vu un vieil homme qui s’était écroulé sans aucune raison. C’était sur le trottoir qui bordait une route. Il était tombé et il avait fait un bruit que tu croyais avoir oublié. Et là tu t’en souvenais tout à coup. De ce bruit sourd qui sonne comme un immense étonnement. Là non plus tu n’avais pas détourné les yeux: tu n’avais pas pu.

Des lambeaux d’écorce se décrochaient. Sous elle, l’aubier blanc et mou. Et puis on allait atteindre le bois de cœur. Et tu as entendu ces cris du bois qui résiste. Qui refuse et qui empêche la lame de l’atteindre plus profondément encore. Le grincement douloureux que ça fait, et aussi le crépitement de la machine qui s’acharne dans ce corps qui hurle. Un violent relent de sciure a jailli. Ça s’est répandu dans toute la forêt, ça a recouvert la profonde odeur de terre. Il y a eu un ultime craquement. Et puis un grand silence.

Et lentement le grand mélèze, ce vieux roi, a vacillé. L’entaille s’est élargie encore, s’est approfondie. Un liquide épais a coulé: la sève a suinté de l’énorme plaie. L’arbre est tombé.

Le bûcheron a arrêté la tronçonneuse alors que les autres avaient commencé à applaudir. À ce moment-là tu étais déjà parti.

Tu as marché jusqu’au bus et puis jusqu’à l’autre bus. Tu es rentré chez toi. Ton petit appartement est bien rangé. Il y a peu de choses à l’intérieur, mais ces quelques choses tu les aimes parce qu’elles sont à toi. Par exemple ce petit camion rouge, ce jouet d’enfant que tu as gardé. Les assiettes ébréchées que tu avais trouvées en seconde main, ou encore cette vieille armoire qui te vient de ta grand-maman et qui a gardé une odeur de résine. La chaise de la cuisine, aussi. C’est toi qui l’as faite, au début de ton apprentissage. Tu avais utilisé du mélèze. Tu l’effleures de ta main. Lentement tu fais l’inventaire de toutes ces choses que tu aimes et tu réalises qu’elles sont toutes en bois. Même le petit camion rouge, c’est ton père qui l’avait sculpté pour toi. Tu baisses la tête et tu vois le parquet ciré. Les quelques photos que tu as sont encadrées de bois. L’armoire, c’est du chêne. Tu dois t’asseoir parce que tout à coup une grande fatigue te prend. Alors tu t’assieds sur ta chaise et ça te fait un drôle d’effet. Une espèce de nausée te vient. Tu regardes tes mains, grandes ouvertes sur tes genoux. Elles pèsent mais elles sont vides. Tu vas te coucher. Et dans ton lit, tu fermes les yeux comme si tu ne voulais plus jamais les rouvrir.

Tu te réveilles au matin. Et tu fais pareil que tous les jours : tu te lèves, tu vas prendre une douche très chaude et puis tu t’habilles. Tu portes souvent le même pantalon râpé et un t-shirt blanc un peu lâche. Par-dessus, tu mets un gros pull en laine qui a ton odeur. Après tu bois un café à la cuisine. Et puis tu sors de chez toi. Tu vas prendre le bus qui t’amène au travail. C’est quand tu franchis le seuil de la scierie que tu reprends conscience au monde. Quand tes collègues qui sont déjà là te font un signe de tête. Quand tu te mets à ta place de travail, que tu enlèves ton pull et que tu enfiles tes gants. Quand tu commences à travailler.

Tu t’ennuyais à l’école mais manuellement tu as toujours été habile. Dans le cours de travaux manuels c’était toi le plus doué. Pour toi ça s’est fait naturellement : tu as choisi ce métier pour le bois. Pour son odeur et sa capacité d’être transformé. Pour la facilité que tu avais à en faire quelque chose avec tes mains. Tu as choisi ce métier pour faire comme ton père. Pour faire quelque chose. L’idée t’était venue quand tu avais voulu construire une chaise. Tu aimes cet objet pour son utilité. Alors il t’avait fallu apprendre comment faire. Voilà. Tu es menuisier.

Maintenant que tu as appris, tes gestes sont devenus automatiques. Devant l’ouvrage, tu sais exactement ce que tu fais. Mais pas pourquoi tu le fais.

L’atelier où tu travailles est un grand hangar. Les gens qui sont là coupent, scient, poncent. Il y a beaucoup de bruit, les machines font un vacarme assourdissant et ne s’arrêtent presque jamais. Chacun est concentré. Tout est très mécanique, comme si la scierie entière était une grande machine. Personne ne se parle. Et pendant la pause de midi, toi tu ne parles pas beaucoup plus. En fait tu n’es pas quelqu’un qui parle beaucoup. Tu es calme. C’est pour ça qu’on t’aime bien. Aujourd’hui on t’entend encore moins que les autres jours. Tu restes dans ton coin, tu es ailleurs. Et tu ne comprends pas cet ailleurs.

Quand il faut reprendre son poste, dans l’après-midi, tu oublies de mettre tes gants. C’est la première fois que ça t’arrive. Tu dois tailler un gros bloc d’épicéa. Tout autour de toi il y a des particules de sciure qui flottent constamment. Tu commences à scier, à limer, à tailler. Et tout à coup tu ressens un choc très vif. Une brûlure. Ça te cisaille jusque dans le cœur.

Tu ne comprends pas ce qui se passe, tu entends juste un collègue dire: le con, il s’est coupé! Alors tu baisses la tête et tu vois du rouge qui coule sur la sciure. C’est ton rouge. Ton sang. Tu t’es coupé. On accourt vers toi, on veut presser un linge propre contre la blessure mais toi tu veux voir. Tu veux regarder à quoi ça ressemble. Tu as scié dans ton pouce gauche. Tu as tranché une grosse partie de peau et puis un bout d’ongle. Ça tape. Ça bat. Tu as ce cœur dans la paume et tu ne comprends pas ce qu’il fait là.

On t’emmène à l’infirmerie. On te dit que ce n’est pas très grave mais qu’il faut recoudre quand même. Tu es tout pâle. Tu gardes la tête baissée, ton visage chasse celui des autres. On recoud ta plaie et tu tressailles de temps en temps, à cause de la douleur. Tu te dis: c’est trop bête. Mais tu penses aussi: bien fait pour moi. On te fait un gros pansement et on te conseille de rentrer chez toi. Tu hausses les épaules. Ça t’est égal.

Chez toi tu as l’impression que ton pouce pèse des tonnes, ça te fait mal, ça pulse. Et c’est le seul mouvement que tu ressens. Tu t’assieds sur ta chaise. Tu voudrais pleurer mais rien ne vient. Alors tu ne fais rien. Tu attends. Quand le jour arrive, tu as décidé de démissionner. Ça t’est venu comme ça, dans la nuit. Tu veux tout arrêter.

Au matin tu appelles ta mère. Tu voudrais lui expliquer. En tout cas la tenir au courant. Mais elle te coupe la parole. Toi, tu dis toujours les mêmes choses. Tu dis « je ne sais pas» quand elle te pose des questions. Que tu as juste envie d’arrêter. Tu dis que tu peux encore te réinventer, à ton âge. Après tu secoues la tête, tu serres le poing mais ça te fait mal, et tu ne peux pas le faire avec l’autre main parce que tu tiens le téléphone. Tu répètes «j’ai juste envie d’arrêter». Tu dis que tu ne veux plus aller là-bas et que tu chercheras autre chose, ailleurs. Ta mère ne comprend rien, tu sens la panique dans sa voix. Tu l’imagines agripper le téléphone avec beaucoup de force. Toi, la tienne te manque. Tu lui répètes que tu n’aimes plus faire ça. Que ce sont des choses qui arrivent mais ta mère te dit non, non, ça n’arrive jamais. Alors tu réponds que peut-être tu n’as jamais aimé faire ça et que le manque d’enthousiasme, ça tue. Elle te dit que tu es trop sensible et tu réponds «et alors?». Tu lui dis qu’elle se prétend sensible, elle, mais qu’elle n’est pas sensible aux autres. Alors tu dois la rassurer. Tu dis doucement que non, tu ne t’énerves pas. Et puis: «Mais tu ne m’écoutes pas.» Elle te dit une chose encore et tu murmures: «Oui voilà, je suis insensé.» Tu répètes: insensé. Quand vous raccrochez tu te sens encore plus perdu qu’avant. Parce que c’est ça que tu ressens, depuis la mort du mélèze: la perte.

Quand tu retournes au travail tu es bien décidé à aller voir ton patron. Pour lui communiquer ta décision. Tu entres dans le grand atelier, l’odeur que tu connais si bien te prend à la gorge. Tes collègues te voient, ils te font le signe de tête habituel. Mais cette fois quelques-uns te font un signe du pouce pour te demander si ça va mieux. Tu hoches la tête. Tu es sûr de ne rien regretter de cet endroit.

Juste avant d’entrer dans la loge du patron, un d’entre eux vient te voir. Celui avec qui tu t’entends le mieux. C’est un grand gars qui a le double de ton âge. Il te fait un signe, il te demande de l’accompagner dehors pour qu’il fume une cigarette en ta compagnie. Et dehors, vous vous installez sur des troncs nervurés, sur ces grandes carcasses striées. Il allume sa cigarette et tu lui dis que tu veux partir. D’abord il ne réagit pas, comme s’il n’avait pas entendu. Mais alors il te dit: «C’est dommage.» Il se tait. Et puis il dit encore: «C’est dommage parce que tu avais l’air d’aimer ce que tu faisais.» Tu hausses les épaules et tout à coup tu te sens vraiment triste. Tu dis oui, mais que tu ne sais plus pourquoi tu le fais. Il hoche la tête, il dit: «Ça arrive.» Tu lui demandes pourquoi lui, il a choisi ce métier, et comme toi avant, il hausse lourdement les épaules. Mais alors il sourit. Il te dit: «Je voulais apprendre à construire des maisons pour pouvoir bâtir la mienne.» Pendant un instant vous ne dites plus rien du tout. Il termine sa cigarette. Tu observes ses vieilles mains toutes abîmées. Il lui manque un bout d’index à la main droite. À ce moment il dit doucement: «Et aussi, je récupère le bois inutilisé pour construire des jouets pour mes enfants. Je le ferai pour mes petits-enfants, aussi.» Il éteint sa cigarette. Il te sourit encore. Toi, ça te bouleverse. Là non plus, tu n’arrives pas à comprendre pourquoi. Mais ça te fait chaud au cœur. Tu lui souris, toi aussi.

Tu es à ton poste de travail mais tu ne fais rien. Tu restes simplement là, debout, et tu regardes ton établi. Tu observes tes outils: ton équerre, ton riflard et ton rabot, ta scie et ta craie rouge. Tu lèves la tête. Tu vois les billots et les planches qui s’amoncellent dans l’atelier. Tu contemples alors tes collègues affairés, concentrés. Les veines de leurs mains et de leurs avant-bras, leurs muscles contractés par l’effort. Leur dos courbé sur ce qu’ils font. Tu soupires. Et tu ne fais rien. Ton pouce tape, tu lèves la main pour que le sang redescende un peu. Un de tes collègues te demande si tu as une question, tout le monde rigole. Toi aussi tu ris, doucement.

Il fait particulièrement froid quand tu sors de l’atelier, à la fin de journée. Tu restes un moment dehors, comme ça, devant la grande porte. Tes collègues te frôlent, ils t’effleurent tandis qu’ils quittent la scierie pour rentrer chez eux. Quelques-uns se retournent sur toi pour te sourire. Tu sens une tape sur l’épaule. Tu te retournes sur ton ami mais déjà il s’éloigne. Tu le vois partir, silhouette sans ombre qui se décalque dans le crépuscule. Il te fait un signe de la main, de celle à quatre doigts, pour te dire au-revoir. Il fait ça sans se retourner.

Tu traverses la lisière et tu te retrouves dans la forêt. Celle dans laquelle tu n’étais plus retourné depuis la coupe avec les trois bûcherons. Depuis le cri de l’arbre. Tu portes ton pantalon élimé et ton gros pull. Tu as les mains dans les poches, tu t’élances à travers le bois. C’est toujours la saison de la coupe, les bûcherons sont affairés, ils te voient et t’appellent. Tu t’arrêtes un instant pour leur faire signe. Mais tu ne vas pas vers eux. Tu vas à l’écart. Tu t’arrêtes et te baisses contre le sol qui sent tellement bon le frais et l’humus. Il est jonché d’éclats de bois.

Tu ramasses un morceau d’écorce que tu gardes un moment dans ta main gauche, ta main blessée. Tu regardes le râpeux de tes doigts. Tu observes les lignes de ta main. Elles creusent des sillons dans ta paume et ça crée un relief. Et juste au milieu, c’est doux. Tu mets l’écorce dans ta poche. Tu te remets en marche.

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