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mercredi, 06 janvier 2010 11:00

La nouvelle Suisse religieuse

Coll 42145Martin Baumann et Jörg Stolz (dir.), La nouvelle Suisse religieuse. Risques et chances de la diversité, Labor et Fides, Genève 2009, 414 p.

La diversité religieuse en Suisse est en constante augmentation depuis quelques décennies et constitue un défi pour le pays : va-t-elle alimenter les conflits religieux ou enrichir un dialogue et une cohabitation ? Tel est le sujet de cet ouvrage, paru en allemand en 2007, qui rassemble dix-huit spécialistes du champ religieux suisse, sous la direction de Martin Baumann (Université de Lucerne) et de Jörg Stolz (Université de Lausanne, directeur de l'Observatoire des religions en Suisse). Avec d'intéressantes bibliographies à la fin de chaque chapitre, il constitue une bonne synthèse (un peu longue et dense, mais accessible) des travaux et réflexions de ces dernières années dans le domaine des sciences des religions.

L'objectif est d'analyser les risques et les chances de cette diversité et de tempérer le débat en ne laissant pas ces problématiques aux seuls partis politiques ou aux médias, qui souvent mettent en avant un sensationnalisme, la nouveauté et le conflit. Par exemple, après la chute du communisme, l'islam a hérité du rôle d'« ennemi » (cf. Le choc des civilisations). Pour dépasser la simplification et les idées préconçues, il s'agit donc de mieux comprendre les diversités religieuses dans leurs composantes et différentes facettes, dans les causes de leur apparition et leurs conséquences.

Du côté des causes, la modernisation a entraîné plusieurs phénomènes sociaux. D'une part, la rationalisation et la différenciation (des sous-systèmes sociaux) sont à l'origine de la sécularisation, c'est-à-dire du déclin de la religion dans la société ; une autre forme de religiosité, non institutionnalisée, plus personnalisée, est peut-être restée plus constante, mais il est difficile de la mesurer. D'autre part, la mondialisation et l'individualisation ont provoqué la diversité religieuse, signifiant aussi pour l'individu plus d'indépendance en matière de religion et une tendance à « bricoler » sa religion.

Le paysage

Le livre offre tout d'abord un très riche et instructif panorama des religions en Suisse. Premier constat sociologique : en Suisse, la diversité religieuse est plus importante dans les grandes villes qui ont connu plus fortement ces phénomènes de modernisation et où les groupes non-traditionnels sont peut-être aussi plus acceptés. En outre, la diversité est aussi variée d'un groupe à l'autre.

Le panorama commence logiquement avec les confessions traditionnelles de la Suisse, Eglise protestante et Eglise catholique, avec leur histoire et évolutions respectives. Depuis plusieurs siècles, la Suisse se caractérise par une pluralité confessionnelle (et linguistique), ce qui lui a appris, tôt dans son histoire, à gérer la diversité et a abouti au fédéralisme, une valeur centrale de son identité. Les autorités ont aussi consolidé les droits des minorités, assurant ainsi une coexistence pacifique.

Une diversité intra-protestante s'est en outre développée assez tôt : l'évangélisme, dont la Suisse est un des foyers (au XVIe siècle), et qui continue à croître, surtout sous l'influence actuelle du pentecôtisme américain.

Des groupes chrétiens dits « exclusifs » se sont aussi développés, comme les témoins de Jéhovah et les adventistes. Ces deux groupes, nés aux Etats-Unis, sont millénaristes, c'est-à-dire croyants à un retour proche du Christ.

Du côté des religions non-traditionnelles, l'Eglise orthodoxe et l'islam ont progressé plus récemment, essentiellement par l'immigration. L'intégration de l'islam en Suisse n'est pas encore acquise.[1] La tendance à la politisation de la religion en Suisse n'aide pas à cette intégration. Si les représentants de l'islam pouvaient être légitimés par des succès dans leurs stratégies (ex. dans la question du « carré musulman » dans les cimetières), cela augmenterait l'intérêt de ces communautés à s'intégrer (s'associer, dialoguer).

L'ésotérisme, avec ses valeurs en phase avec la société actuelle (hédonisme, pragmatisme, individualisme et « sacralisation du moi »), s'est fait de son côté une bonne place sur le marché, désormais concurrentiel, du religieux, mais essentiellement sur un plan livresque. Il constitue, selon un des auteurs, une « religion invisible ».

Les questions

Ces changements sociaux posent questions, notamment au sujet de l'enseignement de la religion à l'école. Une des façons de gérer la nouvelle donne, selon l'auteur du chapitre, serait d'avoir deux types d'enseignement différents : l'un, dispensé par l'Etat, obligatoire, porterait sur le patrimoine culturel des religions et l'éthique (basé sur un droit à un enseignement « religieux ») ; l'autre, facultatif, serait donné par les communautés religieuses (basé sur la liberté religieuse).

Sur le plan du droit et de la politique, comment légiférer au mieux, par exemple sur la question de la reconnaissance officielle, avec ses avantages (prélèvement d'un impôt, aumôneries, enseignement de la théologie?), ou sur l'inhumation des morts selon les différentes coutumes ? Ou encore sur le contrôle des dérives : la législation suisse parle de « mouvements endoctrinants » mais aucune mesure spécifique n'a été prise à ce sujet.

Le domaine de la santé est aussi influencé par ce nouveau contexte religieux : les spiritualités alternatives, mais aussi chrétiennes, inspirent une médecine complémentaire qui va interpréter le symptôme différemment : recherche de sens, combinaison des plans physique, psychique et spirituel, importance de la qualité de vie? Certaines Eglises chrétiennes, comme les évangéliques, accordent une grande importance à la guérison. Les soins palliatifs bénéficient de nouveaux développements en y incluant une dimension spirituelle, ce qui permet de « resocialiser la mort ». Cependant la contribution la plus intéressante de ce livre est certainement l'analyse des perceptions sociales de cette diversité religieuse, dans une démarche scientifique (sociologique et anthropologique) cherchant à comprendre avec la distance nécessaire.

Plusieurs points de vue sont dégagés et décrits :
- pro-pluraliste : les religions peuvent s'adapter à la modernité et sont foncièrement bonnes ;
- critique face à la pluralité : importance des racines chrétiennes, à l'origine des principes démocratiques ; l'islam serait incompatible avec les valeurs occidentales ;
- anti-religieux : les religions sont utilisées pour le pouvoir et causent des violences ;
- pragmatique (qui semble aussi être celui des auteurs) : les religions ont à la fois un potentiel de paix et de violence ; importance du respect des règles du jeu pour l'intégration.

Les grandes Eglises - en tout cas leurs responsables en Suisse - semblent s'être positionnées sur le premier de ces points de vue, avec l'importance de l'oecuménisme et du dialogue interreligieux, alors que les évangéliques suivraient plutôt le deuxième.

Evolutions

La pluralité est donc une occasion de dialogue mais aussi de confrontation qui demande un certain temps pour les « réglages » sociaux. « La perception des risques et des chances de la diversité religieuse est fonction des valeurs prises pour base » et cet ouvrage tente de dégager les points de vue et de mieux les connaître pour essayer de résoudre les conflits.

L'histoire de la Suisse est révélatrice d'évolutions dans ce domaine. La relation entre réformés et catholiques est passée du conflit à la cohabitation pacifique, et la communauté juive, des ghettos à la reconnaissance. Actuellement, la communauté juive bénéficie en effet d'une bonne image (à l'instar du bouddhisme qui jouit aussi d'un excellent dialogue avec les chrétiens), contrairement à la communauté musulmane qui subit la suspicion générale suite aux attentats de septembre 2001.

Sur le plan des « sectes », l'image de l'Armée du Salut, par exemple, a beaucoup changé en un siècle, passant des craintes de secte dangereuse à la reconnaissance d'une fonction sociale pour les exclus. Peut-on appliquer le même raisonnement aux « sectes » d'aujourd'hui ? Selon les auteurs, si les « aspects positifs souvent apparaissent après-coup », « ces communautés doivent s'adapter à la législation suisse et être capables de justifier leurs valeurs dans le débat public ».

Dans ces évolutions, l'oecuménisme et le dialogue interreligieux montrent une façon de gérer la diversité dans le respect mutuel. Ils ont pu démontrer que la religion pouvait être aussi un instrument pacificateur et qu'une éthique planétaire à fondement religieux est plausible. Mais oecuménisme et dialogue interreligieux ont aussi leurs limites : certains groupes en sont exclus (par exemple, les évangéliques) ou ils peuvent dissimuler des rapports de force. En outre, le dialogue interreligieux se fait surtout entre le christianisme et les autres religions, mais presque pas entre ces dernières. Il s'agit donc de garder un esprit critique car la religion peut toujours être « instrumentalisée » par le pouvoir et le politique.

La diversité va continuer à croître ces prochaines années et, selon les auteurs - et de façon judicieuse -, il faut y réfléchir maintenant.

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