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jeudi, 05 avril 2012 14:00

Le souvenir vit et fait vivre

sans couverture 1David Grossman, Une femme fuyant l'annonce, traduction Sylvie Cohen, Paris, Seuil 2011, 668 p. Prix Médicis étranger 2011.

« Tu te souviendras. Tu te souviendras d'Ofer, tu te rappelleras sa vie, toute sa vie, n'est-ce pas ? » Ce sont les derniers mots d'une mère à son compagnon, au terme d'une longue errance dans les paysages de Galilée. Le compagnon est un premier amour, jamais tout à fait abandonné. Ofer est leur fils, conçu en une autre saison, alors que la mère était mariée et avait déjà donné naissance à un premier garçon.

Le prologue du roman nous raconte sur un mode lyrique d'aujourd'hui, à la façon d'une tragédie antique, la rencontre de trois adolescents dans un hôpital pendant la guerre des Six Jours, en 1967. Une fille, Ora, et deux garçons, Avram et Ilan, scellent une triade d'amitié, d'affection, d'amour qui rappellerait l'histoire touchante de Jules et Jim si elle n'était d'un temps si troublé. Ce sera Ilan, l'éternel étudiant, et non le fantasque Avram qu'Ora épousera et qui sera le père d'Adam, le premier fils.

L'histoire reprend en 2000. Ora est séparée d'Ilan. Elle attend le retour d'Ofer, qui achève son service militaire. Elle forme le projet de l'emmener en randonnée en Galilée, pour renouer les liens d'une relation dont elle a éprouvé le manque. Au lieu des retrouvailles, de l'excursion rêvée, c'est le choc. Ofer déclare s'être porté volontaire pour une opération de quatre semaines en territoire palestinien. « Durant trois ans, j'en ai bavé pour me préparer à ce genre d'opération », lui dit-il. Pas question d'y renoncer.

Ora se retrouve seule, avec un terrible pressentiment : trois coups frappés à la porte, un officier le nez pointé sur le bout de ses chaussures, et ces mots : « A telle heure, au lieu X, votre fils Ofer, qui exécutait une mission opérationnelle? »

L'annonce. Ora ne supporte pas l'idée de l'attente. Elle choisit de la fuir en proposant à Avram de l'accompagner en Galilée. Le roman est un long voyage, dans le temps remémoré, dans les paysages et les lieux familiers des récits bibliques. Sur une terre que, lors d'une halte en chemin, Ora gratte, creuse avec des pierres, avant d'y enfouir son visage? Sans cesse vivre et faire revivre, contre l'angoisse de l'annonce redoutée, contre l'obscure prémonition. Parler d'Ofer, toujours et encore, mais aussi d'Ilan, d'Adam, de la vie partagée, entrelacs intimes d'une existence. -David Grossman, écrivain israélien engagé dans le mouvement pour la paix, est sur le point d'achever son roman lorsqu'il apprend la mort de son fils au Liban : le tank d'Uri a été touché par une roquette alors qu'il venait au secours d'un autre blindé. C'était en août 2006, le dernier jour de la guerre. L'écrivain vient de lancer un appel au cessez-le-feu et à l'ouverture de négociations.

Sur fond de drame, le roman est une célébration de la vie. Visait-il à conjurer une issue fatale par l'écriture ? Grossman l'a mené à terme. L'oeuvre est forte et grave.

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