Robert Fisk, La grande guerre pour la civilisation. L'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), La Découverte / Poche, Paris 2007, 966 p.
Un livre impressionnant. Son auteur, correspondant de guerre pour plusieurs journaux britanniques, rapporte et commente des centaines de documents parmi les 328000 qu'il a rassemblés durant des décennies. Rapports, commentaires et réflexions jalonnent l'histoire contemporaine du XXe siècle au Moyen-Orient, allant de la guerre d'Afghanistan en 1979, à l'invasion américaine et anglaise de l'Irak en 2003.
R. Fisk retrace la fin de l'Iran du Shah, précédée par le renversement de Mossadegh, la révolution islamique, les préludes et la guerre Iran-Irak. Il revient sur le premier holocauste, le génocide arménien au début du siècle dernier, l'interminable conflit israélo-palestinien, les accords d'Oslo et la montée du Hamas, l'envahissement du Koweït par Saddam Hussein et la guerre du Golfe, l'Irak sous surveillance pendant les années '90, les attentats du 11 septembre 2001, le retour en Afghanistan et la « guerre contre le terrorisme », enfin l'invasion anglo-américaine de 2003, la chute de Saddam, l'occupation et les débuts de l'insurrection.
Vingt chapitres jalonnés de rencontres et d'interviews, dont ceux d'Oussama ben Laden, dans les montagnes afghanes, de l'imam Khomeyni, d'Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, du Dr Shahristani, ancien conseiller scientifique de l'Organisation de l'énergie atomique de Saddam, ainsi que d'innombrables témoignages de victimes d'atrocités et de médecins qui essaient de les sauver. Impossible de résumer un ouvrage de presque mille pages imprimées en petits caractères, mais dont j'aimerais souligner quelques aspects.
Le rôle du reporter
D'abord, l'auteur rend toute sa valeur au rôle irremplaçable du journaliste de terrain : « Etre les premiers témoins impartiaux de l'histoire? la capacité de rendre compte des événements au moment où ils ont lieu. » Avec Amira Hass, une brillante journaliste israélienne, il ajoute : « Notre rôle est de contrôler les centres du pouvoir : défier l'autorité, toutes les autorités, surtout quand les gouvernements et les politiciens nous entraînent dans la guerre. »
En effet, Fisk décrit et dénonce plusieurs fois les « journalistes du pouvoir » qui sont enrôlés dans les unités des forces armées, qui n'utilisent qu'un seul texte pour tous les événements et qui sont au service de l'idéologie du moment. Il met le doigt sur la manipulation du vocabulaire dans les médias : le Shah longtemps dépeint comme un « autocrate éclairé », Saddam Hussein, courtisé pendant des années dans les capitales occidentales, désigné comme « l'homme fort de Bagdad » alors qu'il tuait sa propre -population, en particulier les Kurdes et les Chiites. Ou encore les mots « terroristes » ou « actes terroristes » employés pour les agissements du Hamas et du Hezbollah, alors que pour les assassinats ciblés d'Israël ces termes sont soigneusement évités. Et ces actes barbares, comme la destruction en plein vol d'un avion civil iranien par les Américains, qui sont qualifiés par les médias des Etats-Unis de « tragiques ».
R. Fisk montre aussi comment les termes de « processus de paix » appliqués aux Accords d'Oslo sont vidés de leur sens lorsque aucune des conditions fixées n'est respectée. Ou encore, sous Clinton, le détournement de sens lorsque les « territoires occupés » sont rebaptisés « territoires contestés »?
Humiliation et suicide
Ensuite, soulignons que l'ouvrage n'est pas une thèse. Le journaliste britannique propose une réflexion sur certains sujets que les Occidentaux ne peuvent pas comprendre, comme le culte du martyre à propos des attentats suicide. -Interviewant Hassan Nasrallah, Robert Fisk lui demande d'expliquer comment on peut choisir de s'immoler. Le chef libanais du Hezbollah répond : « Il existe certaines qualités dont nos combattants sont pourvus. Celui qui mène son camion dans la base militaire de l'ennemi pour se faire exploser et devenir un martyr, celui-là conduit le coeur plein d'espoir, souriant et heureux parce qu'il sait qu'il ira ailleurs. La mort, selon notre foi, n'est pas l'oubli. Ce n'est pas la fin. C'est le commencement de la vraie vie.
La meilleure métaphore pour faire comprendre cette vérité à un Occidental est d'imaginer un homme qui reste longtemps dans un sauna. Il a très soif et très chaud, il est très fatigué et il souffre des effets de la température élevée. Puis on lui dit que s'il ouvre la porte, il se retrouvera dans une pièce calme et confortable, où il pourra boire un bon cocktail et écouter de la musique classique. Alors il ouvre la porte et sort sans hésiter, sachant que ce qu'il laisse derrière lui n'est pas d'un grand prix et que ce qui l'attend est bien plus précieux. »
Au-delà de l'aspect choquant de la métaphore, le reporter commente : « Si l'idée de sacrifice peut s'expliquer ainsi, ce n'est évidemment pas un phénomène naturel. Dans une société normale, dans une communauté où règnent l'égalité et la justice, le suicide apparaît comme une aberration tragique, une mort décidée par un esprit déséquilibré. Que se passe-t-il lorsque la société même est déséquilibrée ? En 2000, à Beyrouth, alors que je parcourais avec un ami les vestiges du camp de réfugiés de Sabra et Chatila, je me demandai comment on pouvait survivre dans ces baraquements en ciment, au milieu de rats gros comme des ballons. La plupart d'entre eux étaient sans foyer depuis la dépossession, cinquante-deux ans auparavant. Si je vivais ici, je me suiciderais...
Lorsqu'une société est dépossédée, lorsque les injustices qu'elle subit semblent insolubles, quand l'?ennemi? est tout-puissant, lorsque vous et vos proches êtes traités comme des insectes répugnants, comme des ?bêtes à deux pattes?, alors l'esprit quitte le domaine de la raison. Il est fasciné par l'idée d'une vie dans l'au-delà et voit dans cette conviction une arme au potentiel inégalable. »
La prophétie d'Ezéchiel
Robert Fisk rapporte les innombrables épisodes de guerres - nécessairement fragmentaires lorsqu'ils ressortent de la chronique journalistique - et les relie dans un grand récit ordonné. Il excelle à les rattacher à la « grande histoire » du XXe siècle, depuis l'effondrement de l'Empire ottoman et la volonté affichée des Occidentaux, principalement Britanniques et ensuite Américains, de recomposer le Moyen-Orient et d'imposer la démocratie.
Sans tomber dans l'anecdotique, le journaliste rejoint la « grande histoire » à travers celle de son père, né en 1899, incorporé dans l'armée britannique à la fin de la « grande guerre », combattant sur la Somme et qui refusa à Douai d'exécuter un insoumis. Le bilan politique de La grande guerre pour la civilisation, titre de l'ouvrage, emprunté à l'inscription sur une médaille militaire de son père, s'avère désastreux et porteur de nouvelles confrontations à cause d'erreurs sans cesse renouvelées des nations occidentales et de calculs éloignés du bien des populations. « Les frustrations arabes et iraniennes ne font que s'accentuer alors que des millions de musulmans voulaient se libérer de nous. »
Le bilan humain est encore plus grave : des centaines de pages remplies de récits de douleurs, de tortures, d'injustices et d'horreurs. Au détour de descriptions extrêmement sombres, apparaissent de très rares rayons de lumière, comme ce soldat irakien qui, au cours de la guerre contre l'Iran, avait couru sous le feu pour aller chercher un Iranien blessé et porter son ennemi sur ses épaules jusqu'aux lignes irakiennes. Ou encore, l'attitude extraordinaire des médecins à Bagdad, comme la doctoresse Selma Hadad qui se sent si démunie car elle ne parvient pas à sauver beaucoup d'enfants.
Ces pages « nous parlent des fils qui doivent payer pour les péchés commis par leurs pères » : la prophétie d'Ezéchiel, à laquelle est empruntée cette expression, et qui chez lui, au VIe siècle avant notre ère, annonce la libération de la malédiction, tarde à s'accomplir. Quand viendra-t-elle ? Le livre magistral de Robert Fisk ne peut pas nous le dire. Seul espoir : que d'autres voix que la sienne s'élèvent à l'avenir pour contrebalancer ces centres de pouvoir qui ignorent les voix des peuples au Moyen-Orient.