Trois lignes de fond déterminent l’histoire de Taizé. 1. La redécouverte au sein du protestantisme des valeurs du monachisme et la lente formation d’une communauté qui va les incarner dans le village de Taizé, près de Cluny. 2. La recherche incessante de l’unité, d’abord à l’intérieur des Églises issues de la Réforme et avec l’Église catholique-romaine et les Églises orthodoxes. 3. Le mouvement vers les frontières, hors églises, pour incarner le message du Christ dans le champ du monde, spécialement auprès des victimes de violences. Ces trois dimensions sont étroitement liées et marquent l’histoire de Taizé dès les origines.
Des rencontres déterminantes
Étudiant en théologie à Lausanne, juste avant la Deuxième Guerre mondiale, Roger Schütz s’interroge sur la crise et la faiblesse d’un pastorat peu convaincu, enfermé dans une tranquille routine qui mène à un effacement de l’Église. «Ce qui importe… avant tout, ce sont des hommes de foi», écrit-il. Sa rencontre avec Marguerite de Beaumont, fondatrice quelques années auparavant de la communauté féminine de Grandchamp, sera déterminante, ainsi que celles avec l’abbé Paul Couturier, pionnier de l’œcuménisme spirituel à Lyon, à la fin 1940, et avec Max Thurian.
Moins intuitif que son aîné, Thurian, futur pasteur de l’Église de Genève, apporta son intérêt pour la liturgie et sa capacité à fonder théologiquement le projet de la communauté. Il fut aussi un des membres importants du Groupe œcuménique des Dombes. L’historienne rapporte l’évolution personnelle ultérieure de Max Thurian et son éloignement de la communauté, jusqu’à son ordination comme prêtre, à Naples, le 3 mai 1987. Il y a eu pour les deux frères fondateurs une désolidarisation personnelle et collective: Schütz a appris l’ordination par un coup de téléphone de Thurian!
Il faudrait encore mentionner d’autres membres fondateurs, dont Pierre Souvairan et Robert Giscard, dans le groupe des sept qui, à Pâques 1949, prononcèrent des engagements pour toute leur vie, et en particulier celui du célibat.
L’union des Églises
La deuxième ligne de fond de l’histoire de Taizé fut la recherche de l’unité des Églises et de leur réconciliation. Le symbole en fut la construction de l’église de la réconciliation en 1962.
Si la conviction de la nécessité de l’union des Églises fut dès le début présente, elle connut de nombreux moments difficiles: des résistances à l’intérieur de l’Église protestante de France face à cette nouvelle communauté née en son sein, puis des moments de détente; des incompréhensions et méfiances aussi à l’intérieur du mouvement œcuménique qui aboutit, peu de temps après la guerre, à la fondation du Conseil œcuménique des Églises.
Plus connue, car plus médiatisée, fut la recherche d’unité avec l’Église catholique-romaine, surtout au moment du concile Vatican II et de l’appui que Schütz et Thurian trouvèrent auprès du pape Jean XXIII et du cardinal Gerlier, archevêque de Lyon. (Taizé eut aussi ses adversaires: nous ne citerons ici que l’abbé Charles Journet, devenu cardinal sous Paul VI, et dont l’hostilité persista jusqu’au bout.) Mais là, plus qu’ailleurs sans doute, les avancées furent souvent déçues. Schütz, lucide, décidé aussi à ne jamais renier la foi reçue par sa parenté réformée, continua dans la même direction de la réconciliation.
L’observation que les nombreux dialogues œcuméniques entre experts ne produisaient pas de fruits dans la vie des Églises, car souvent demeurés peu connus et pas ratifiés par les directions, conduisit progressivement Frère Roger à regarder au-delà pour l’avenir. Ainsi naquit vers 1969-1970 l’idée encore floue d’un «concile des jeunes», pour que la dynamique vers l’unité des Églises demeure vivante.
Élargissement de la vision
La troisième ligne de fond concerne l’élargissement de la communauté hors frontières, les fraternités «hors les murs», avec des engagements sociaux et politiques, au nom d’une certaine vision de l’Évangile. Là aussi on parcourt une longue histoire: l’aide pendant la guerre auprès des réfugiés juifs, l’engagement pour la reconstruction et le développement de la région où se trouve Taizé et l’accueil des prisonniers allemands, puis, pendant la guerre d’Algérie, l’engagement à Alger et surtout à Marseille avec le Frère José dans le quartier nord-africain, dans le milieu où sont engagés les prêtres ouvriers (qui seront interdits) et à la prison.
Longue est la liste des pays où la communauté s’engagea: en Afrique occidentale, aux États-Unis, puis à peu près dans tous les pays d’Europe de l’Est. Ce furent souvent des rencontres avec des protagonistes sur place qui permirent aux frères de travailler. Pour l’Amérique latine, celle avec l’évêque chilien Manuel Larrain, qui devint un ami proche; en Allemagne de l’Est, celle avec l’évêque luthérien de Dresde Johannes Hempel, devenu lui aussi un ami; ou encore celle avec le pasteur tchèque Alfred Kocab.
On saura gré à Silvia Scatena d’avoir éclairé par sa longue et minutieuse recherche la «parabole d’unité» de Taizé. Soulignons également la valeur des photos insérées en fin de volume qui accompagnent, comme un commentaire, le texte écrit.
Silvia Scatena, Taizé, une parabole d’unité. Histoire de la communauté des origines au concile des jeunes, Brepols, Turnhout 2020, 650 p.