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mardi, 14 septembre 2021 17:24

Taizé, une parabole d’unité

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FrereRoger de Taize Roger Schutz en1974 archives allemande wikimedia CC BY SA 3.0 deProfesseure d’histoire contemporaine à l’Università degli studi di Modena e Reggio Emilia, dans le nord de l’Italie, Silvia Scatena nous livre avec son ouvrage Taizé, une parabole d’unité, une monumentale histoire de cette communauté, depuis les origines dans les années 1940 jusqu’au concile des jeunes (1970-1974). S’appuyant sur des sources écrites, publiées ou non, sur des archives et sur de nombreux témoignages recueillis de 2010 à 2016, notamment auprès des frères anciens, l’historienne retrace avec beaucoup de précision la trajectoire de Taizé.

Trois lignes de fond déterminent l’histoire de Taizé. Premièrement, la découverte ou redécouverte des valeurs du monachisme et la lente formation d’une communauté qui va les incarner dans le village de Taizé, près de Cluny en Bourgogne. Deuxièmement, la recherche incessante de l’unité, d’abord à l’intérieur des Églises issues de la Réforme (protestantes, luthériennes, anglicanes, etc.) et avec l’Église catholique romaine et les Églises orthodoxes. Troisièmement, le mouvement vers les frontières, hors églises, pour incarner le message du Christ dans le champ du monde, spécialement auprès des victimes de violence. Ces trois dimensions sont étroitement liées et marquent l’histoire de Taizé dès les origines.

Étudiant en théologie à Lausanne, juste avant la Seconde Guerre mondiale, Roger Schütz s’interroge sur la crise et la faiblesse d’un pastorat peu convaincu, enfermé dans une tranquille routine qui mène à un effacement de l’Église. «Ce qui importe (…) avant tout, ce sont des hommes de foi. Dans leur trop petit nombre réside une des vraies causes du déficit de l’Église», écrit-il à la fin des années 30. La vraie vocation «se détermine dans l’épreuve du feu», dans la disponibilité à un style de vie austère et exigeant, en passant si nécessaire par des renoncements matériels, «y compris celui du mariage».

Influences de la première heure

1935 Wilfred MonodDans sa recherche personnelle d’une spiritualité qui s’éloigne de l’individualisme ambiant, Roger Schütz sera probablement influencé par Wilfred Monod, qui constitua en 1923 un «Tiers ordre» protestant de «Veilleurs» pour «enrichir la piété protestante» et «collaborer à la reconstruction de l’Europe». L’expérience des «Veilleurs» offrait à la recherche du jeune étudiant suisse le modèle le plus proche d’une réintégration (au sein du protestantisme francophone) «d’une discipline spirituelle vécue dans un cadre communautaire» et déjà propulsée vers une véritable catholicité, celle-ci étant à demander dans la prière.

L’historienne mentionne d’autres influences qui ont joué un rôle dans la recherche de Schütz, notamment celle du précurseur Franck Dupperut (oublié aujourd’hui) qui, au XIXe siècle à Genève, était persuadé de la nécessité d’un cadre communautaire pour des jeunes chrétiens ayant une vocation intellectuelle. Et de citer aussi l’influence probable des «Solitaires de Port-Royal», avec Pascal resté un laïc. À Strasbourg où il va étudier pendant un an, le pasteur Jean-Daniel Benoît, qui affirmait la légitimité de certaines méthodes de discipline spirituelle aussi en milieu réformé, sera cité par Schütz dans sa thèse sur «l’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît» (1943).

La rencontre avec Marguerite de Beaumont, fondatrice de la communauté féminine de Grandchamp quelques années auparavant, sera déterminante. Tout de suite en accord spirituel avec celle qui est son aînée, il se confie à elle et, en même temps, il la conseille déjà, en reconnaissant en elle la vocation «d’inaugurer une tradition nouvelle dans l’Église réformée, en créant une communauté permanente».

Une rencontre déterminante

Abbe Paul CouturierLa rencontre à la fin des années 40 avec l’abbé Paul Couturier, pionnier de l’œcuménisme spirituel à Lyon, et surtout celle avec Max Thurian, en janvier 1942, furent aussi déterminantes dans l’évolution du projet communautaire. Moins intuitif que son aîné, Thurian, futur pasteur de l’Église de Genève, apporta surtout son intérêt pour la liturgie et sa capacité à fonder théologiquement le projet de communauté. Ses nombreux écrits -comme celui très controversé sur la confession (1953), celui intitulé Mariage et célibat (1955) et, plus tard, le document de Lima Baptême, Eucharistie, Ministère (1982)- sont des apports importants au renouvellement de la théologie, y compris pour le catholicisme. Thurian fut en outre un des membres importants du Groupe œcuménique des Dombes.

Max ThurianSilvia Scatena rapporte -bien que cela dépasse le cadre chronologique de son exposé- l’évolution personnelle ultérieure de Max Thurian et son éloignement de la communauté, jusqu’à l’ordination de son secrétaire Frère Mathias Richter, puis sa propre ordination à Naples par le cardinal Ursi le 3 mai 1987. L’historienne, sur ce point important, n’a pas pu approfondir ces événements. En effet, elle a pu consulter toute la documentation conservée à Taizé, mais s’est vue refuser par Mathias Richter, l’exécuteur testamentaire de Thurian, l’accès à la documentation personnelle de ce dernier. Elle n’a pas pu non plus consulter la documentation napolitaine. Il y a eu entre les deux frères fondateurs une désolidarisation personnelle et collective: Schütz a appris l’ordination de Thurian par téléphone, «sans aucun échange avec moi qui suis votre frère et de plus le responsable chargé d’avertir et de consulter toute la communauté».

Il faudrait encore mentionner d’autres membres fondateurs, en particulier Pierre Souvairan et Robert Giscard, dans le groupe des sept qui, à Pâques 1949, prononcèrent des engagements pour toute leur vie, et en particulier celui du célibat. Relativement discrètes sont les observations sur les dimensions économiques de la communauté. Elle relève l’extrême austérité des toutes premières années sur la colline. Elle mentionne les dons, en particulier l’achat de la maison Le Château grâce à une donatrice, Claire Brun, «qui ne coûtait que le prix d’une voiture à l’époque» à l’été 1940; ou le financement de la construction de l’église de la Réconciliation grâce à une fondation allemande.

Unité et réconciliation

TaizeEgliseReconciliation WikimediaCommons Maren HenkeLa deuxième ligne de fond de l’histoire de Taizé fut la recherche de l’unité des Églises et de leur réconciliation. Le symbole en fut la construction de l’église de la réconciliation en 1962 pour permettre aux personnes toujours plus nombreuses qui se rendaient sur la colline de participer à la prière commune.

Si la conviction de la nécessité de l’union des Églises fut dès le début présente, elle connut de nombreux moments difficiles: des résistances à l’intérieur de l’Église protestante de France face à cette nouvelle communauté, née en son sein, puis des moments de détente. Des incompréhensions et méfiances aussi à l’intérieur du mouvement œcuménique qui aboutit peu de temps après la guerre à la fondation du Conseil œcuménique des Églises. Silvia Scatena montre également l’apport de la jeune communauté au mouvement d’unité à l’intérieur d’autres Églises réformées, notamment aux États-Unis et dans l’anglicanisme.

Plus connue, car plus médiatisée, fut la recherche d’unité avec l’Église catholique-romaine, surtout au moment du concile Vatican II et de l’appui que Roger Schütz et Max Thurian trouvèrent auprès du pape Jean XXIII et du cardinal Gerlier, archevêque de Lyon qui avait visité Taizé dès 1953.

Mais là, plus qu’ailleurs sans doute, les avancées furent souvent déçues. Schütz, lucide, décidé aussi à ne jamais renier la foi reçue de sa parenté réformée (lire Philippe Gardaz, L'inutile conversion. Frère Roger de Taizé), continua dans la même direction de la réconciliation, en l’élargissant grâce à de très nombreux contacts en dehors de la Rome du Vatican. L’historienne souligne les amitiés catholiques durables, comme celle de l’évêque chilien Manuel Larrain.

Jean XXIII avec Fr Roger card Bea Fr Thurian ciric N.N KNA BildTaizé eut aussi ses adversaires. Nous ne citerons ici, parmi les catholiques-romains, que l’abbé Charles Journet, devenu cardinal sous Paul VI, et dont l’hostilité persista jusqu’au bout. Néanmoins, l’observation que les nombreux dialogues œcuméniques entre experts ne produisaient pas de fruit dans la vie des Églises (ils demeuraient souvent peu connus et non ratifiés par les directions) conduisit progressivement Frère Roger à regarder au-delà pour l’avenir. Ainsi naquit vers 1969-1970 l’idée encore floue d’un «concile des jeunes», pour que la dynamique vers l’unité des Églises demeure vivante.

Ici aussi Roger Schütz sut s’entourer de personnes exceptionnelles, comme Margarita Moyano, une femme argentine responsable de la jeunesse féminine catholique latino-américaine et qui joua un rôle important dans l’élaboration et l’annonce de la rencontre. Car il y avait des hésitations persistantes au sein de la communauté à l’égard d’un projet dont Roger Schütz ignorait les contours précis.

«Hors-les-murs»

La troisième ligne de fond concerne les engagements aux frontières de la communauté, les fraternités «hors-les-murs», avec engagements sociaux et politiques, au nom d’une certaine vision de l’Évangile du Christ. «Si vous me demandiez quelle est en définitive l’évolution à Taizé au cours des trois dernières années (1957-1960), ce qui domine, c’est la recherche de l’unité visible des chrétiens. Mais, sous-jacente à cette préoccupation, notre préoccupation va vers le monde. Et le fait (…) d’avoir d’une part des frères au cœur des masses très loin de nous mais aussi un animateur syndicaliste dans le milieu rural, dans le milieu où nous sommes implantés, a modifié en quelque sorte notre mentalité», déclare Roger Schütz en 1960.

Là aussi on parcourt une longue histoire: l’aide pendant la guerre auprès des réfugiés juifs; puis, à la fin du conflit mondial, l’engagement pour la reconstruction et le développement de la région très appauvrie du Maconnais où se trouve Taizé, et l’accueil des prisonniers allemands; ensuite, pendant la guerre d’Algérie, dès la fin 1953, l’engagement à Alger, où Frère Roger s’est rendu deux fois, et surtout à Marseille avec le Frère José, dans le quartier nord-africain, dans le milieu où sont engagés les prêtres ouvriers (qui seront interdits) et dans la prison. Scatena relève la réflexion très lucide de Frère Pierre Souvairan, ainsi que la proximité avec les petits frères et petites sœurs de Jésus. L’œcuménisme est vécu à la base.

Ce furent souvent des rencontres avec les protagonistes sur place qui permirent aux frères de travailler. Pour l’Amérique latine, la rencontre avec l’évêque chilien Manuel Larrain qui devint un ami proche, ou en Allemagne de l’Est celle avec l’évêque luthérien de Dresde Johannes Hempel en mai 1980, devenu lui aussi un ami, ou encore celle avec le pasteur tchèque Alfred Kocab et sa famille en 1969.

On saura gré à Silvia Scatena d’avoir, par sa longue et minutieuse recherche, décliné la «parabole d’unité» de Taizé. Soulignons également la valeur des 43 photos insérées en fin de volume et qui accompagnent comme un commentaire le texte écrit. Le lecteur et la lectrice de Suisse romande apprendra beaucoup sur l’histoire religieuse de son pays, surtout dans les trois premiers chapitres.


Scatena LivreTaize 2

 

Silvia Scatena
Taizé, une parabole d’unité. Histoire de la communauté des origines au concile des jeunes
Brepols, Turnhout 2021, 650 p.

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