Dans la mythologie grec, les Ménades étaient les femmes qui accompagnaient Dionysos, dieu du vin, puis de l’ivresse, du plaisir et de l’exaltation, dans ses périples. Vêtues de peaux de bêtes, elles célébraient avec des cris et des danses à caractère extatique leurs orgies nocturnes. Ulcérées par l’amour exclusif qu’Orphée portait à sa femme Eurydice, elles furent aussi celles qui le mirent en pièces et jetèrent ses membres et sa lyre dans l’Ebre qui les transporta vers Lesbos.
D’emblée, Sylvoisal met en rapport l’extase charnelle de Bacchus avec l’extase mystique du Christ. Il opère même une sorte de superposition entre les deux dieux. Comme souvent dans son univers poétique, nous sommes placés à la fois dans l’Antiquité et dans le christianisme. C’est que le poète reconnaît entre ces deux époques de l’humanité une continuation, une filiation, un héritage. C’est que, pour lui, la véritable rupture avec le monde ancien est venue beaucoup plus tard, au temps de Luther, puis de la Révolution et de mai 68. C’est là où l’homme a basculé dans l’ère de la démocratie et du robot.
Désirs de religieuses
L’avant-propos situe le poème dans une sorte de mystique du texte: un manuscrit en alexandrin que l’on retrouve dans les combles d’un château inconnu, un ouvrage anonyme, peut-être même collectif, et dont la date de composition est difficile à préciser avec exactitude. Cela ne laisse pas d’intriguer le lecteur. Sylvoisal nous donne cependant une certitude, une seule: le manuscrit sort d’un couvent.
Une fois de plus, le poète donne la parole aux femmes. Dans les Ménades, il prête sa plume à des religieuses, les épouses du Christ. Plusieurs voix s’y mélangent. Elles nous confient leurs secrets, leurs désirs; elles nous font entrer dans leur humanité. Mais nous ne sommes pas dans le pénitencier. Il ne s’agit pas de demander pardon pour les péchés de la tentation du monde et de la chair. Nous sommes au plus profond de la vie intime, qui est la plus délirante, là où le Christ se transforme en séducteur et les religieuses en amantes. Il va sans dire que tout cela n’est pas très orthodoxe…
Les premières pages évoquent les femmes qui baisent les pieds du Christ dans les églises. Ce rapport d’amour, de douceur et de secret qu’elles entretiennent avec lui est différent de celui des hommes. On y trouve un attachement qui ressemble à celui de l’amour amoureux. Pour les femmes, Jésus est davantage un confident qu’un guide, un ami qu’un prophète, avec lequel elles aiment entretenir un rapport intime et sensuel.
Des possédés de Dieu
Il existe deux catholicismes. D’une part le catholicisme social et, d’autre part, le catholicisme des mystiques et des saints, de ceux qui brûlent d’amour. Les religieuses de Sylvoisal sont des amoureuses, se sont des possédées de Dieu, d’amour et de la vie. Une religieuse est une femme qui s’écarte du monde pour épouser le Christ. C’est l’essence de la folie chrétienne d’être possédé. Possédé par Dieu (la religieuse) ou par le Diable (la catin), mais possédé. Sylvoisal comprend ce qu’aujourd’hui plus personne ne semble comprendre, à savoir qu’il n’y a pas de christianisme s’il n’y a pas de possession. Toute sa poésie, au fond, ne parle que ce cela. Les saints, les prophètes, les martyrs mais aussi les artistes et les écrivains sont des possédés. Et le salut passe par le péché.
De toute évidence, cette idée est plus qu’une idée, car pour Sylvoisal les idées, c’est du vent. Des idées, à peu près tout le monde en a. Le troupeau a des idées, mais le poète solitaire pense le gouffre de l’existence humaine. C’est une approche profondément catholique que celle de l’auteur. Je veux parler du catholicisme d’avant le déni de ses fondements, celui qui savait qu’il fallait armer la charité d’un glaive puissant pour la défendre contre ses ennemis.
Entre orthodoxie et hérésie
Certains passages et phrases prises hors contexte pourraient faire penser qu’il s’agit d’un poème profanateur. Ce n’est pas le cas. L’intention du poète n’est pas de profaner; elle est de tenir compte de la nature humaine, composée à la fois de son aspiration vers la beauté, la pureté et la sainteté, et de son inclination vers le péché, le vice et le mal. Les Ménades, comme d’ailleurs toute la poésie de Sylvoisal, oscille constamment entre l’orthodoxie et l’hérésie, le couvent et la maison close, Dieu et le Diable, la transcendance et le matérialisme.
Seul un catholique mystique de la trempe de Sylvoisal est capable d’explorer la forêt catholique, une forêt riche et secrète, dont la beauté comporte aussi des fleurs noires. La poésie et la beauté du monde, que Sylvoisal aime plus que tous les -ismes, lui donnent l’audace de suivre les méandres du monde sensuel sans jamais quitter la forêt catholique, à parler de verge et de Vierge sans aucune intention de profaner.