Personnellement, je considère que la souffrance est effectivement «un moyen d'élévation spirituelle et morale» car elle est profondément humaine, et que la précarité n'est pas que matérielle. On peut souffrir beaucoup et avoir beaucoup d'argent. Et le génie littéraire, le plus souvent, ne paie pas. (Mais pourquoi faut-il absolument vivre de son écriture ?) C'était ainsi aux temps de Baudelaire et c'est toujours ainsi de nos jours. À cela les formations destinées aux écrivains n'y changent rien. En revanche, elles contribuent à la démocratisation et à la banalisation de l'écriture littéraire, réduite à un simple métier comme un autre. Ainsi on insinue que tout le monde peut s'inventer écrivain et que le génie n'existe pas. C'est une fausse idée mais très répandue à l'heure de l'idéologie égalitaire. Le génie, littéraire ou autre, est insupportable à la bien-pensance égalitaire qui, depuis des décennies, pratique le nivellement vers le bas. L'écrivain qui fait sa formation et son diplôme pour débarquer ensuite sur le marché du travail, ça ne peut être qu'une mauvaise plaisanterie. Pour la plupart d'entre eux, ils ne rencontrent que la précarité matérielle, la même que l'on voudrait supprimer.
Un art solitaire
Dans son article, Mme Zufferey écrit que «l'auteur n'a plus à souffrir ni à se sacrifier car l'écriture n'est pas sacrée; elle n'est pas le fruit de l'inspiration, c'est une pratique qui s'exerce et elle mérite d'être rémunérée, car c'est un travail.» (On attend impatiemment les contrats collectifs qui garantissent les salaires des écrivains, la semaine de 40 heures et les vacances payée!) L'écriture n'est plus sacrée parce que plus rien n'est sacré dans la civilisation de travail qui est la nôtre, et qui aplatit tout, même les arts. Surtout les arts. Comme le génie, le sacré est interdit aux descendants de Marx et de Lénine que nous sommes devenus. Malheur à celui qui sort du lot et qui ne pense pas comme il faut!
En outre, Mme Zufferey semble oublier que beaucoup de grands écrivains le sont précisément parce qu'il sont souffert de la vie et que la souffrance est constitutive de leur œuvres. Baudelaire, Rimbaud, Céline, Bloy, Kafka, Genet, Artaud, Lautréamont, pour ne nommer, pêle-mêle, que ceux-là. S'ils n'avaient pas souffert, ils n'auraient pas écrit une seule virgule.
L'écriture n'est pas le cinéma, ce n'est pas le théâtre, ce n'est pas l'opéra, ce n'est pas la musique, ce n'est pas un travail d'équipe. C'est un acte solitaire. Pour écrire, il faut avoir l'audace d'être seul, de supporter la lenteur, d'aller à son rythme. Tout au plus, la littérature est comparable à la peinture qui est aussi un art solitaire, mais quand Mme Zufferey écrit que «l'art créatif du peintre ou de l'auteur ne diffère pas», je m'étonne de cette indifférenciation criante. Ce sont deux arts différents avec leurs techniques, leurs histoires et leurs qualités propres. Le peintre doit apprendre des techniques. Idem pour le musicien. Il doit connaître le solfège et apprendre à jouer un instrument. Mais l'écrivain? Il me semble que la seule formation qui se propose à lui, c'est la lecture. Doit-il apprendre des techniques pour construire une histoire, décrire des lieux, des atmosphères et des pensées, pour écrire des dialogues? Je pense que non. Il lui suffit de lire des œuvres littéraires. S'il porte un livre voire une œuvre en lui, la lecture rendra possible son accouchement. Tout écrivain est en manque de quelque chose, ou bien il est en rupture avec son temps. La littérature lui révèle son être profond et sa vocation. Elle lui indique la voie. Et il la suit instinctivement, même s'il va d'échec en échec parce qu'il ne peut pas faire autrement. Nul n'écrit qui est en paix avec soi-même et avec son temps.
L'écriture a profondément à voir avec l'instinct. On ne peut ni l'apprendre ni l'expliquer. Je pense que le principal problème de l'écrivain, et peut-être même de l'artiste en général, consiste à arriver à faire quelque chose instinctivement. Pourquoi on écrit? On ne peut l'expliquer. Il s'agit juste de suivre son instinct. Ce qui veut aussi dire que l'on prévoit quelque chose, mais qu'autre chose surgit de manière totalement inattendue et accidentelle. C'est là le propre de l'art: produire et faire ressentir quelque chose d'unique, d'étrange et d'inattendu. Et qu'une fois le texte terminé, il ira au public ou à la poubelle. Et ce sera ainsi. On n'y peut rien. On ne sait jamais à l'avance ce qui arrivera à un texte littéraire une fois achevé. S'il n'intéresse personne, ce qui arrive le plus souvent, c'est soit qu'il n'est pas assez bon, soit au contraire si génial que personne ne le comprend. Quoi qu'il en soit, l'écrivain, s'il a tout donné, n'y peut plus rien. Il a fait ce qu'il avait à faire sans penser à rien d'autre. Tout écrivain doit écrire en prenant le risque de mourir. Cela demande un investissement total de sa personne. Qui écrit «doute, supprime, remplace, évalue». Cela fait partie du processus, mais il doit surtout faire confiance à ses visions et à son instinct. Et ne pas perdre, ou bien retrouver, le mouvement de l'âme dont est né le texte, son intention première, sa source d'origine.
C'est tout sauf un métier. Le métier tue l'art.