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jeudi, 17 décembre 2020 15:18

Une aventure spirituelle… et politique

GexCe livre de Nicolas Gex retrace l’histoire d’une institution protestante non sans posture politique marquée. Le bâtiment, situé sur la commune de Puidoux, et la Fondation éponyme sont intimement liés au protestantisme vaudois ou, du moins, à l’une de ses tendances. Dans une langue simple mais élégante, d’une manière originale qui en rend la lecture attrayante, et avec beaucoup d’empathie, Nicolas Gex propose l’histoire de Crêt-Bérard, en «septante regards». On sera sensible aussi à l’intérêt et à la qualité des nombreuses illustrations qui enrichissent l’ouvrage. (CC: cet article est paru dans Domaine public n°2310, 15 décembre 2020).

Nicolas Gex, Crêt-Bérard. L’aventure d’une maison inspirée, Bière, Cabédita 2020, 166 p.

Tout est parti de la volonté de créer un lieu de rassemblement pour les Jeunes Paroissiens. L’auteur traite de la fondation de Crêt-Bérard, de sa construction, de ses structures, de ses aspects financiers, des pasteurs qui l’ont dirigée, de sa vocation au premier chef spirituelle, mais aussi culturelle. Il n’omet pas de situer cette aventure dans son contexte économique et sociétal. Le livre offre donc un panorama quasi exhaustif de cette «Maison de l’Église et du Pays». Même si cette appellation fleure bien la Ligue vaudoise, elle montre également que cette Maison se veut ouverte sur la société.

Le livre et son contexte

Cependant, il faut parfois lire entre les lignes, et alors la belle histoire de Crêt-Bérard révèle des aspects plus contestables. L’honnêteté de Nicolas Gex, qui est un bon historien, ne saurait être remise en cause. Mais le fait qu’il ait été longtemps membre actif de la société d’étudiants Helvétia et proche du Parti libéral-radical, sinon membre de celui-ci, biaise un peu son regard. Par ailleurs, il semble bien que l’ouvrage ait été commandité par le Conseil de Fondation de Crêt-Bérard, dont on verra les rapports étroits avec le mouvement Ordre et Tradition, ce qui a peut-être, d’une certaine manière, lié les mains de l’auteur.  Enfin, il n’est pas indifférent de remarquer que la publication du livre a obtenu le soutien financier de la Loterie Romande, ce qui est banal, mais aussi de la Fondation Marcel Regamey, ce qui l’est moins, étant donné la posture très à droite de son fondateur.

Construire une maison

L’histoire de Crêt-Bérard présente, il est vrai, des côtés fort sympathiques. Ses buts ont été exprimés dans la halle du Comptoir suisse, le 2 mai 1948, lors du 3e rassemblement cantonal des Jeunesses paroissiales (les JP) de ce qui était, alors, l’Église nationale vaudoise. Un homme charismatique, le pasteur Albert Girardet (1914-1997), a joué un rôle capital dans ce projet et sa réalisation. L’idée n’était pas tout à fait nouvelle. Elle pouvait s’inspirer d’exemples suisses et étrangers, notamment de celui de la communauté de Taizé.

C’est presque un truisme de dire que «l’aventure de Crêt-Bérard est portée par la foi». Plus original fut l’investissement physique de milliers de jeunes gens dans les quatorze chantiers qui se succédèrent de 1949 à 1956.  Pour financer le projet et le faire connaître, une Association des Amis de Crêt-Bérard fut créée. En 1951, la première maison des JP, le «pavillon» au confort spartiate, put être inaugurée. Le peintre renommé Charles Clément (1889-1972) conçut les vitraux de la chapelle, destinés à créer une atmosphère de recueillement.  Et, en 1953, le beau bâtiment en pierre de taille fut étrenné. Depuis lors, et jusqu’à ce jour, le lieu a accueilli des retraites spirituelles, des rencontres de réflexion sur les grands problèmes contemporains, des conférences intéressantes sur divers sujets religieux ou profanes, mais aussi des manifestations culturelles: ainsi celle qui, en 1957, fut organisée en l’honneur des 60 ans du poète Gustave Roud.

© Crêt-Bérard

Église et liturgie

Venons-en à des aspects plus problématiques à mes yeux, que Nicolas Gex évoque d’ailleurs, bien que très pudiquement. Sur le plan strictement religieux, cette fondation a été, et reste, étroitement liée au mouvement Église et Liturgie, créé en 1930 par le pasteur Richard Paquier. Or cette tendance –disparue de nos jours, mais longtemps influente– représente une fraction minoritaire et conservatrice de l’Église protestante vaudoise. Son fondateur a voulu «réenraciner le culte réformé dans la tradition liturgique universelle».

Il est vrai que le culte réformé décevait souvent les fidèles par son côté froid, intellectuel et peu empreint d’affectivité, voire de décorum. Ce faisant, et sans vraiment le dire, Église et Liturgie a incliné vers un retour à certains rites catholiques. L’architecture même de Crêt-Bérard en témoigne. On y trouve notamment un cloître néo-roman. Un Office divin et les trois services quotidiens de prière liturgique (7, 12, et 19 heures 45) font aussi montre de cette volonté de retour à une tradition ecclésiale antérieure à la Réforme, tout comme la volonté de certains des pasteurs résidents à se vêtir de l’aube blanche, alors que la tradition protestante est celle de la robe noire pastorale (à noter qu'aujourd’hui, le blanc a toutefois  la faveur des pasteures et pasteurs vaudois).

Parmi ces résidents, l’un d’entre eux, Charles Nicole-Debarge, ne cessa, entre 1953 et 1974, de soulever des vagues, comme le montre Nicolas Gex. Ses incessants appels aux dons finirent par lasser. Ses initiatives, parfois «à l’américaine», comme celle en 1964 de faire tirer une croix lumineuse par un avion à réaction de l’armée suisse, suscitèrent beaucoup de réserves, de résistances et de critiques dans la majorité du corps pastoral vaudois!

Affinités électives

Il faut souligner aussi le rapport qu’a toujours entretenu Crêt-Bérard avec le Parti radical, qu’il s’agisse de Paul Chaudet, après son départ forcé du Conseil fédéral, comme président de la Fondation de 1967 à 1977, des visites répétées de Georges-André Chevallaz ou du rôle du conseiller d’État Pierre Oguey dans le soutien financier à la Maison. Mais au fond, ces liens ne faisaient que reproduire ceux qui existaient entre l’Église nationale vaudoise et le pouvoir radical alors tout-puissant.

Plus ambigus sont ses liens avec Ordre et Tradition fondé, comme l’hebdomadaire La Nation, par Marcel Regamey. On ne reviendra pas ici sur les prises de position fort contestables de ce mouvement explicitement antidémocratique avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Et, sans faire d’amalgame simpliste, on relèvera, dans l’annexe intitulée Composition du conseil de fondation, que nombre de ses membres actuels ont des liens étroits avec La Nation. S’il est évident que le moteur principal de leur engagement est leur foi chrétienne, cela révèle aussi que l’histoire de Crêt-Bérard n’est pas «apolitique» et qu’elle participe des disputes idéologiques qui continuent d’agiter la société vaudoise. Et cela, même si on peut se demander si la Ligue vaudoise a eu une véritable influence profonde sur Crêt-Bérard… Le livre de Nicolas Gex fourmille de renseignements intéressants. Mais il invite aussi au débat.

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