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lundi, 08 juin 2015 16:18

Vulnérabilité

La fin de l’année, avec la période de l’Avent et le soir de Noël qui approche, est une époque durant laquelle nous sommes plus attentifs à la vulnérabilité qui nous entoure. En fêtant la naissance du Christ, l’arrivée d’un nouveau-né à la merci des êtres et des éléments, nous faisons une place à la possibilité de l’impuissance et de l’incertitude.

La vulnérabilité n’est pas irrémédiablement faiblesse, de même que la fragilité n’est pas nécessairement cassure. Il s’agit de dispositions qui ne sont pas forcément manifestées. Le plus fragile des verres restera intact tant que personne ne le fera tomber. On pourra même le préserver dans sa chute si on l’emballe pour le protéger des chocs. A l’inverse, le fait qu’un objet ait été brisé ne signifie pas forcément qu’il était fragile. Si on dit d’un gobelet de verre qu’il est fragile, c’est qu’il est plus susceptible de se briser qu’un gobelet de plastique ou de métal. Les trois gobelets sont cassables, mais celui de verre l’est beaucoup plus facilement.
De manière similaire, la vulnérabilité paraît être une question de degré. En un sens, tout être vivant est vulnérable puisqu’il est mortel. Néanmoins certains semblent l’être plus que d’autres, et de ce fait devoir être davantage protégés.
Il ne s’agit pas ici de deux notions de « vulnérabilité » distinctes, dont l’une caractériserait l’humanité entière et l’autre ne s’appliquerait qu’à certains êtres humains. On peut, en effet, réconcilier ces deux usages en prenant en compte le degré de probabilité que la disposition se manifeste.[1] Chacun est vulnérable, dans le sens que nous risquons tous, à tout moment, d’être lésés. Mais le danger n’est pas le même pour tous. Nous partageons la même disposition, mais elle est plus propre à se manifester chez certains.
Il n’est pas toujours aisé de déterminer le degré de vulnérabilité d’une personne et d’évaluer les risques qu’elle encourt. Certains cas sont évidents, et les nouveau-nés portent leur vulnérabilité sur leur visage. Mais la vulnérabilité ne dépend pas uniquement de facteurs physiques intrinsèques ; elle est aussi influencée par des éléments historiques, sociaux et économiques, pour ne nommer que les plus évidents. Elle dépend donc du contexte.

Appel à la réaction
Il peut sembler vain de chercher à saisir l’essence de ce qui est vulnérable et à déterminer quels êtres le sont plus particulièrement. Il s’agit cependant de questions qui doivent être considérées en éthique et qui ont des répercussions concrètes, par exemple pour les pratiques médicales et sociales.
La vulnérabilité semble appeler une réaction chez qui l’observe. Ainsi Levinas lie l’expérience et la reconnaissance de la vulnérabilité d’autrui avec le sentiment de responsabilité.[2]
Ce n’est pas que la vulnérabilité en elle-même soit le fondement de devoirs particuliers,[3] mais elle représente la possibilité que les droits, les intérêts et le bien-être de certains soient bafoués. Ce sont ces droits et ces intérêts qui fondent notre responsabilité envers les êtres, quel que soit leur degré de vulnérabilité. Si nous avons un devoir de protection accru envers les plus vulnérables, c’est parce que leurs intérêts et leurs droits sont plus susceptibles d’être outragés. Il est donc crucial de pouvoir identifier ces êtres et leurs besoins.[4]
Il est parfois tentant de jalouser l’attention que l’on réserve aux personnes vulnérables, mais c’est mal comprendre les raisons de cette attention. Il est important de souligner ici à nouveau la communauté de la vulnérabilité et de l’humanité. Les groupes et les êtres considérés comme particulièrement vulnérables ne sont pas détenteurs de droits spéciaux. Le vaccin contre la grippe est généralisé chez les personnes âgées non pas parce qu’elles ont davantage le droit d’être protégées contre la maladie, mais parce que la grippe a des conséquences plus néfastes pour elles que pour la majorité de la population. Leur santé n’est pas plus valorisée que celle des êtres moins vulnérables, mais elle nécessite plus de précautions pour être préservée.

Témoins de l’altérité
La vulnérabilité est révélatrice à la fois de l’humanité et de l’altérité. Elle implique une nécessité d’écoute et une ouverture à autrui que la force seule ne peut pas connaître. L’être vulnérable a besoin de la protection d’autrui, mais il offre aussi et surtout à cet autre la chance de découvrir un être différent et de le protéger. La vulnérabilité permet à celui qui la regarde et à celui qui la vit d’être témoins de l’altérité, le point commun et le point de divergence de l’humanité.
On retrouve ce double aspect de la vulnérabilité dans la figure christique : ce côté universel d’une caractéristique propre à l’humanité, et ce côté particulier propre aux êtres qui nécessitent une plus grande protection. Jésus fait d’abord l’expérience de la vulnérabilité en se faisant homme, mais également en s’incarnant dans le pauvre, le petit, le persécuté. Il rachète les péchés de l’humanité entière, mais annonce aussi que les humbles seront les premiers dans le royaume de Dieu. Cela devrait nous encourager à porter notre vulnérabilité avec autant de fierté que notre humanité, et à accorder avec bonne volonté notre protection aux personnes qui sont plus vulnérables que nous.

[1] • C’est ce qu’ont proposé de faire Angela K. Martin, Nicolas Tavaglione et Samia Hurst dans « Resolving the conflict : Clarifying “Vulnerability” in Health Care Ethics », in Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 24, n° 1, mars 2014, Washington.
[2] • Emmanuel Levinas, Ethique et infini, ch. 8 : « La responsabilité pour autrui », 1981.
[3] • Samia Hurst insiste sur ce fait dans « Vulnerability in Research and Health Care Describing the Elephant in the Room ? », in Bioethics, vol. 22, n° 4, 2008, pp. 191-202.
[4] • Ce à quoi s’attachent les comités d’éthique. Samia Hurst rassemble et compare plusieurs listes de groupes considérés comme particulièrement vulnérables dans l’article cité en note 3.

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