A plusieurs reprises, Ulrich Beck[1] a exprimé ses convictions politiques, notamment par des mises en garde contre un discours trop simpliste sur la gestion des ressources énergétiques[2] et par des critiques d’une vision politique limitée aux dimensions des Etats-nations (ce qu’il appelle le « nationalisme méthodologique »).[3]
L’engagement politique d’Ulrich Beck va de pair avec son intérêt académique pour la notion de risque. Cette dernière, en effet, a des répercussions sur de nombreuses questions de politique publique. On pense aux risques présentés par les nouvelles technologies, telles que les OGM ou l’énergie nucléaire, mais également aux risques économiques et écologiques qui peuvent tout autant affecter la collectivité. Le propre de ces risques, comme l’a souligné Beck, c’est qu’ils sont générés par la société même qu’ils mettent en péril. La société a engendré la science moderne, le capitalisme et l’individualisme qui, à leur tour, engendrent les risques qui la menacent. C’est autour de cet axe que Beck articule la différence entre sociétés anciennes et sociétés modernes.
Bien que le risque et la conscience du risque aient de tout temps existé, leur nature a changé. Auparavant, le risque venait de l’extérieur de la communauté, il était d’origine non humaine (catastrophe naturelle ou punition divine). Désormais, il fait partie intégrante de la société. Celle-ci en est donc doublement responsable : elle est la cause du risque, et elle doit y remédier.[4] La tâche est ardue.
Sens multiples
Le risque est un terme commun, mais sa présence permanente dans nos conversations ne signifie pas qu’on en maîtrise le concept. Le mot recouvre différentes notions. Il peut désigner un événement funeste et redouté, tel qu’un accident de voiture. On peut aussi donner ce nom à la cause de l’événement funeste, par exemple un problème technique ou l’endormisse- ment du conducteur. La notion peut également se référer à la probabilité qu’un événement funeste se produise. Enfin, on parle de risque à propos de la valeur attendue d’un événement, c’est-à-dire la probabilité de cet événement pondérée par sa gravité. En ce sens, une blessure probable mais légère et bénigne peut représenter un risque moindre qu’une lésion grave dont la probabilité est basse.
La notion de risque implique toujours un certain degré d’incertitude. Le risque est difficile à saisir, car il met en jeu des probabilités et des statistiques qui restent obscures pour la plupart d’entre nous. Même pour les spécialistes, l’incertitude persiste en partie. De nombreux calculs de probabilité impliquent une connaissance insuffisante des différents facteurs pertinents. C’est le cas pour des systèmes éminemment complexes, tels que le climat, le tissu social et l’écosystème. Il est donc difficile de prévoir et d’évaluer les risques liés à de tels systèmes.
S’il est compliqué d’évaluer ces risques, il est également difficile de déterminer l’attitude à adopter face à eux. Du point de vue du citoyen néophyte, les risques présentés par la science et par les technologies appellent une réaction immédiate de prudence, voire d’embargo. La position de défaut est l’attente et la circonspection face à des risques que l’on connaît peu, dont on ne peut évaluer ni la probabilité ni la gravité. S’il y a le moindre doute, il faut agir au niveau politique comme si le risque était avéré.[5]
Du point de vue strictement scientifique, cependant, une affirmation doit reposer sur des bases plus solides que le soupçon. On ne peut affirmer qu’une substance est dangereuse - et représente donc un risque - sans preuve scientifique. Une hypothèse doit avoir été testée à plusieurs reprises et dans des conditions rigoureuses, et elle doit avoir survécu à l’analyse minutieuse de la communauté scientifique pour mériter d’être incluse dans le corpus scientifique. Ainsi s’expliquent les réticences de la communauté scientifique lorsque la société lui demande d’affirmer une conclusion qu’elle n’est pas encore à même de prouver.
Incompréhension
Quant aux responsables politiques, ils ont la lourde tâche d’articuler ces deux réalités. Ils cèdent parfois à la tentation du manichéisme. Ils présentent les choix politiques comme une alternative entre risque et sécurité, alors qu’il s’agit le plus souvent de choix entre des risques de natures différentes, et donc difficilement comparables. Le débat politique jongle entre les risques de natures différentes (écologiques, économiques, technologiques), jusqu’à en devenir anxiogène et à entamer la confiance du public.
Ces éléments expliquent en partie l’incompréhension entre chercheurs, politiciens et grand public, ce qui complexifie la gestion du risque. Ils montrent aussi à quel point la notion de risque est cruciale dans le fonctionnement de notre société et à quel point la vision d’Ulrich Beck reste d’actualité.
[1] • En français : La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier 2001, 522 p.
[2] • Cf. par exemple son billet sur le regain de popularité de l’énergie nucléaire, suite à la crise de l’énergie fossile : "All aboard the nuclear power superjet. Just don’t ask about the landing strip", sur le site du Guardian, 17.07.2008.
[3] • Cf. Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Flammarion 2003, 598 p., et, avec Edgar Grande, Pour un Empire européen, Paris, Flammarion 2007, 412 p.
[4] • Anthony Giddens, sociologue anglais, défend la même vision du contraste entre sociétés anciennes et modernes. Il distingue notamment les « risques externes » et les « risques manufacturés » dans son article « Risk and Responsability » in Modern Law Review, vol 62, Londres, janvier 1999.
[5] • C’est ce qu’on appelle le principe de précaution. Voir à ce sujet les pp. 22-25 de ce numéro. (n.d.l.r.)