Le grand lit deux places (king size) encastré dans une alcôve tapissée de papier peint à fleurs, le pouf en velours, le couvre-lit à volants, la coiffeuse, la penderie et le minibar dressent le décor années 50 de ce spectacle créé à Bâle. Les portes des placards verts voient entrer et sortir des acteurs-chanteurs d’un récital bien dans un esprit surréaliste (la marque de fabrique de cet homme de théâtre et de musique qui, dans sa jeunesse, lança sur les ondes le hit Frau Stirnima !).
Marthaler, c’est le décalage constant, source comique et poétique sans fin. Les personnages sont très « attendus » en apparence mais font des choses tout à fait improbables. Il y a là un pianiste cérémonieux à souhait, un couple qu’on pourrait dire chic, une vieille dame (Nikola Weisse) avec son sac « mammy », qui traverse régulièrement la chambre à coucher, s’assied sur une chaise et sort de son bric-à-brac de quoi se faire une petite croque. Les femmes ne transportent-elles pas un petit monde dans leur sac ?
Dans ce théâtre musical et loufoque, personne ne parle ; aucun dialogue, mais des chansons qui s’enchaînent au fur et à mesure d’un jour qui se lève. Tiens, le pianiste se lève aussi, s’étire, prend sa douche, se brosse les dents, met sa liquette, sa chemise, dans un ordre immuable, et attaque un air de Schubert, qu’il termine en s’installant au piano (Bendix Dethleffsen). Le couple, lui, entame sa journée ou se couche, plie la couverture au cordeau et entonne un petit choral de Bach ou une chanson d’Eric Satie (mais oui), un morceau des Jackson Five ou de Bobby Lapointe.
Les mélodies s’enchaînent, chantées dans les positions les plus insolites. Avez-vous déjà entendu du Purcell par une cantatrice en robe du soir (Tora Augestad) qui rampe sous le lit et sort juste la tête ? Michael von der Heide, vedette alémanique mi-rock mi-variété, faon bondissant, entonne avec un comique sans faille : Tout, tout pour ma chérie, ma chérie, de Michel Polnareff. Kitsch à souhait.
Si la nostalgie n’est plus ce qu’elle était, Marthaler sait comment la retrouver dans un univers tendre et mélancolique qui déclenche des saccades de rires et qui se clôt avec un air fredonné par la grosse vieille dame, qui fut belle : « Avoir toujours été ce que je suis et maintenant si différente de ce que j’étais… » Une heure vingt de bonheur, sans le moindre bémol.[1]
Laverie Paradis
Sur scène, deux femmes, l’une en noir (Claude-Inga Barbey, auteur et comédienne), l’autre en tailleur rose bonbon, Bernadette (Doris Ittig). La femme en rose consulte une voyante : première d’une série de saynètes reliées entre elles par la situation géographique d’une laverie automatique, lieu de rencontres de hasard. La voyante a un accent serbe caricatural et un bagout qui ferait vendre Dieu au plus iconoclaste. On est dans la franche comédie et on rit beaucoup.
Dieu, nous y voilà, autour de deux thèmes de fond : Job et les épreuves subies qui n’altèreront pas sa foi, et Pascal, pour son pari, cité à tort et à travers, mais ici à bon escient. Message du spectacle : tu as reçu une série de tuiles sur la tête, tu « morfles », tu es bien malheureux(se), proie facile pour toutes sortes de remèdes-miracles, et il faut payer. Eh bien, tu ne risques rien à essayer Dieu !
Au rayon malheurs, la dame boudinée dans son tailleur rose s’est fait lâcher par son Gilbert, qui n’a jamais eu l’idée de quitter sa femme, et la dame en noir a un cancer… de l’aile. Oui, car la dame en noir, endossant tous les rôles en face de Bernadette, la naïve flouée, incarne aussi l’ange. Lequel ? On ne va pas chipoter, mais c’est diablement (oups !) bien fichu. Parmi les rôles, Claude-Inga Barbey incarne la psy qui va servir les concepts-miracles (le lâcher prise ou la résilience) à celle qui quémande un espoir. Finalement, le bon sens l’emporte : « Si vous voulez être aimée, prenez un compagnon à quatre pattes. »
A la laverie, il y a aussi une teinturière. « Mme Rodriguez, pourriez-vous ravoir mon tailleur tout taché ? » (taché de mensonges et autres petits péchés). Et Mme Rodriguez, qui a comme une vision d’en haut, s’énerve : « Il y en a quatre millions, de tailleurs bonbon de femmes abandonnées, sur terre. Alors, vous me faites quarante-cinq Ave Maria. » Et voilà que Bernadette en regardant le Christ en croix à l’église se dit qu’il ressemble à Gilbert… « Il aurait dû la quitter, sa femme ; regardez, il penche la tête. » Assez déjanté, mais ça passe bien.
Autre variante, quand la vendeuse en tout et n’importe quoi sonne à la porte de Bernadette (les sketches s’enchaînent et le talent comique de Claude- Inga Barbey est sans limite) pour lui vendre Jésus grâce à son site de rencontres. - « Là, j’ai un costaud, qui peut porter une croix de 40 kg. » - « Qu’est-ce qu’il fait ? » - « Il travaille dans le social » !
Conçu comme une succession ininterrompue de sketches, le spectacle ne permet pas vraiment de s’interroger sur la quête de la foi, mais on est sûr d’y passer un bon moment !
[1] • On peut retrouver Marthaler avec Une île flottante, d’après Eugène Labiche, à Annecy, au Centre culturel de Bonlieu, du 25 au 27 février, et à Paris, à l’Odéon, du 11 au 29 mars.