Ce classique du théâtre, dont le sous-titre L’Atrabilaire amoureux est tout aussi évocateur que le titre, a été écrit puis joué par un auteur en révolte contre les artifices mondains régnant dans les milieux de la Cour du Roi-Soleil. Il fallait de l’audace pour créer Alceste, ce personnage exigeant qui refuse tout compromis, tout compliment ou propos de circonstance pour revendiquer la fidélité à son idéal. Une œuvre qui reste résolument moderne: sommes-nous obligés d’accepter ce qui nous heurte radicalement dans le fonctionnement de notre société et de nos contemporains?
Louis XIV avait 27 ans lorsque Molière écrivit sa pièce (en 1666) et depuis la chute de Fouquet son emprise était croissante dans le Royaume de France. Ses courtisans commençaient à craindre de lui déplaire et l’hypocrisie, le double langage mondain, ne faisait qu’empirer. Qualifiée par ses contemporains de «portrait du siècle», cet opus critique la vanité du monde par la voix d’Alceste.
Molière, sachant la nature humaine complexe, pimente le personnage en l’écartelant entre ses idéaux et l’amour qui le consume pour Célimène, une jeune femme qui est à son opposé et représente même tout ce qu’il déteste. Cette veuve frivole tient salon, s’entoure de fades soupirants et, bien qu’attirée par Alceste, ne veut pas renoncer à son monde. Romantisme et burlesque, tragique et pathétique peuvent ainsi coexister chez Molière. Au sujet d'Alceste, Peter Stein, le metteur en scène, signale une combinaison contradictoire qui rend cet anti-courtisan ou anti-héros «touchant (…) nous comprenons ses sentiments. Les raisons de sa misanthropie peuvent nous plonger aussi aujourd’hui dans le désespoir. L’élégance des vers, le sarcasme et l’ironie des dialogues font de cette pièce la comédie classique pour l'éternité.»
Alceste, longue chevelure noire bouclée, est campé avec fougue et élégance par un Lambert Wilson trépidant, occupant généreusement l’espace, physiquement et vocalement. Son premier interlocuteur, par contraste, apparaît plus effacé. Même le second rôle de la pièce, la Célimène de Pauline Cheviller, semble un peu en retrait face à l’intransigeance ténébreuse de l’Alceste de Lambert Wilson. Les interprètes d’Oronte (Jean-Pierre Malo) et d’Arsinoe (Brigitte Catillon) font un peu mieux front, par un jeu et des inflexions qui mettent en relief leur double discours. Alceste se démarque aussi par son code vestimentaire austère. Il est principalement de noir vêtu, à part le jabot blanc de sa chemise et quelques rubans vert foncé, alors que les autres, hormis la dévote Arsinoé, sont vêtus de somptueuses étoffes aux couleurs chatoyantes (les magnifiques costumes d’Anna Maria Heinreich).
Sobriété efficace de la mise en scène
Un parquet de bois clair et une paroi lambrissée flanquée de grands miroirs délimitent le fond de la scène et esquissent, avec une sobriété efficace, le style Grand Siècle. Ce décor sera agrémenté au gré des scènes par des chaises façon d’époque, tendues de cuir rouge, taches de couleurs venant compléter celles des costumes sur le fond clair. Cette économie de moyens laisse imaginer à la fois une galerie, une antichambre, un couloir aussi bien qu’un salon. La sensation d’un lieu de passage est renforcée par les entrées et sorties des personnages, qui semblent passer perpétuellement d’un endroit à l’autre sans vraiment se rencontrer. Une issue frontale à l’arrière-scène sera aménagée en toute fin de pièce pour un usage unique et un effet spécial réservé à la dernière image. Nul tomber de rideau entre les scènes, mais un noir et une bande-son combinant, selon des dosages variables, des bruits de vent, de pluie et des roulements de tonnerre. La tempête émotionnelle intérieure à laquelle doit faire face Alceste?
Pas d’extravagance non plus dans la scénographie, ni dans la mise en scène que l’on peut considérer comme proche de l’esprit de Molière. Prenons le frontispice des deux premières éditions du texte au XVIIe siècle. On y voit, derrière les deux personnages représentés sur la gravure, un décor similaire à celui choisi par Peter Stein: une salle nue lambrissée et seulement agrémentée de chaises. De fait, la valse des chaises sont les seules variantes du décor, discret écho à la danse des amants de Célimène, jusqu’à la dernière scène où celle-ci s’assiéra sur la seule chaise placée au centre du plateau. Dans cette posture elle ploiera, nuque courbée, sous les reproches de ses amants debout autour d’elle, y compris Alceste qui la poussera dans ses derniers retranchements. Autre proximité avec la première création de la pièce au Palais Royal: c'est un Molière d’âge mûr qui joua alors le rôle d’Alceste et le costume qu’il portait comportait des rubans vert foncé. Cela est attesté dans l’inventaire de ses costumes.
Prééminence du sens par le texte
En somme, la mise en scène minimaliste invite le spectateur à se concentrer sur le texte. Son phrasé est d’ailleurs agréable à écouter chez tous les comédiens. La fluidité de leur diction fait presque oublier que le texte est écrit en alexandrins, tant il est dit avec une sorte de nonchalance contemporaine. Est-ce que Peter Stein aurait décidé de se tenir proche du texte jusqu’à le prendre au pied de la lettre? On peut le voir ainsi à la lumière du fait que le comédien choisi pour le rôle dudit «petit marquis» est réellement très petit de taille et que l’image finale des dunes illustre sans détour le «désert» humain que traverse Alceste et vers lequel il préférera fuir plutôt que se compromettre avec un monde qu’il rejette. Ainsi, en lieu et place du décor de bois qui a prévalu durant quasi toute la représentation, apparaît un désert de sable dans l’encoignure d’une porte ouverte et affublée d’un lumineux «Sortie».
Faut il sortir du monde pour se trouver? L’expression théâtrale mène-t-elle à la liberté? La scène du théâtre est-elle aussi touchée par l’hypocrisie et faut-il prendre la sortie? Ou peut-on en déduire que le metteur en scène a décidé de prend congé, à 81 ans, des artifices du théâtre? Cette fin ouverte a l’avantage de nourrir les questionnements.