Assurément, l’enjeu de l’eau ne cesse de croître de façon proportionnellement inverse à sa raréfaction et sa péjoration par la pollution et les changements climatiques notamment. Des facteurs aggravants en sont l’accroissement démographique à l’échelle mondiale, les catastrophes naturelles, des conflits armés de type nouveau qui ne respectent plus la protection des ressources en eau. Indéniablement, la course pour l’accès à l’eau et son partage a commencé. La presse en fait d’ailleurs souvent ses choux gras, avec des titres tapageurs tels que bataille de l’eau, guerre de l’eau. Mais en rester là recouvre la problématique plutôt qu’elle ne l’éclaire. (Pour en savoir plus sur cet enjeu majeur du XXIe siècle, vous pouvez commander le n° 690 de choisir.)
L’eau comme facteur de stabilité
L’eau n’est-elle réellement qu’une pomme de discorde? La navigation fluviale depuis des siècles, comme moyen d’échanges et de circulation, ne rappelle-t-elle pas que l'eau est avant tout un bien commun qui relie? N’aurait-elle pas alors le potentiel de fédérer via son indispensable sauvegarde contre les souillures et le gaspillage que lui inflige l’humanité de façon exponentielle depuis l’industrialisation du XIXe siècle?
Le coût de la paix plutôt que le coût de la guerre en matière d’eau: voilà l’idée qui fraie sa voie. La guerre, l’instabilité, les catastrophes climatiques ont un coût. La paix, la sauvegarde de l’eau, la gestion régulant son accès et son usage équitable en ont également un, mais ô combien plus fructueux pour la planète et notre espèce! Une telle évidence parle à certains bailleurs de fonds. Et même si leur motivation a parfois un point de départ autrement orienté, tant que les choses vont dans le sens de l’eau aimerait-on dire… Car il faut l’admettre, aucune gestion de l’eau n’est possible sans moyens. Cela nécessite, tant pour la distribution que pour le traitement des eaux usées, des infrastructures ainsi que des ressources techniques et humaines.
Cette prise de conscience de la nécessité de protéger l’eau est assez récente. Le champ est ouvert ! Après la Deuxième Guerre mondiale, la nature et l’eau ont été considérées comme de simples sources de productivité et exploitées à outrance. Ce n'est qu'au tournant des années 80 que le rapport à l’environnement a commencé à changer. Dans notre région, le Rhône et le lac sont bien plus propres aujourd’hui qu’ils ne l’étaient dans les années 70.
À n'en pas douter, des mutations sont dans l’air du temps. Nous pensons à l’attribution récente à des éléments naturels (fleuves, glaciers) de la qualité de personnalité juridique, et à leur reconnaissance comme entités vivantes. La Bolivie, la Nouvelle Zélande et l’Inde sont les premiers instigateurs de ces voies nouvelles. Accorder des droits aux éléments naturels, considérer l’eau comme un bien universel, vivant et inaliénable sont des pas formidables vers la protection de l’environnement. Mais ces décisions ne peuvent être que locales. De plus, elles engendrent des problématiques inédites: donner le droit à la nature d’agir juridiquement et d’être défendue revient aussi à lui attribuer des devoirs, en cas de catastrophe naturelle par exemple. Bref, tout est à penser.
Une autre voie prometteuse est la gouvernance internationale de l'eau, une discipline de régulation et de facilitation en extension. Avec le droit international, le droit coutumier et le travail des agences non gouvernementales, elle incite les acteurs concernés à se mettre à la table des négociations. Des exemples concrets (fleuve Sénégal, Rhône, Gange, Mékong) démontrent les effets positifs des régulations et, à l'inverse, délétères de leur absence.
Le Geneva Water Hub
En Suisse, le Geneva Water Hub se consacre à ce défi incontournable de la gouvernance internationale de l'eau. Nous avons rencontré deux chercheurs très impliqués dans ce pôle de compétences: Laurence Boisson de Chazournes, professeur de droit à l’Université de Genève (UNIGE), experte du droit international de l’environnement et de l’eau, et Christian Bréthaut, chercheur et enseignant en Sciences de l’environnement à l'UNIGE, qui dirige la composante Recherche & éducation du Geneva Water Hub.
Cecilia Hamel: Quelles ont été les premières actions du Geneva Water Hub?
Christian Bréthaut: «Au départ nous avons rassemblé un panel mondial de personnalités pour travailler sur le thème de l’eau et la paix. Trois ans plus tard, nous avons publié Une question de survie, une liste de recommandations concrètes dont tout État peut se saisir. Cela a débouché sur une discussion au Conseil de sécurité de l'ONU, à la suggestion du Sénégal. Ce signal est fort mais insuffisant. Pour que les recommandation ne restent pas dans un tiroir, nous nous sommes profilés pour endosser la responsabilité de certaines d'entre elles, comme la mise à l’agenda d’une conférence internationale de l’eau (la dernière datant de 1972), la création d’un observatoire sur les questions d’eau et paix, la génération de nouveaux modes de financement pour les projets liés à l’eau et de nouveaux modes de collection des données hydropolitiques.»
Quel est le rôle du droit international dans la gestion et la gouvernance de l’eau douce?
Laurence Boisson de Chazournes: «Tant sur le plan régional que national ou universel, le droit est un outil indispensable mais non suffisant pour gérer les ressources en eau. Il doit toujours être en phase avec d’autres éléments, sociaux, économiques. Le droit des cours d’eaux internationaux comprend les instruments locaux du bassin, des instruments régionaux et deux conventions universelles. Ensuite, le droit international a commencé à s’intéresser aux aquifères transfrontaliers.
L’eau est une ressource partagée mais elle relève de l’autorité des États. Au niveau national, il y a un faisceau de règles, et au niveau international, la règle de droit a son mot à dire dès que l’eau est partagée, dans le cadre d'un cours d’eau transfrontalier par exemple. L’évolution du droit a accompagné celle des technologies. Ainsi, quand les grandes productions technologiques ont réclamé plus d’eau (dès le XIXe siècle) et que la population s'est mise à tripler ou quadrupler (dès la deuxième partie du XXe), l’idée qu’il faut gérer l’eau est intervenue.
Mais si droit international édicte des lois et principes, il n’indique pas comment leur application va être résolue. Il laisse aux riverains la responsabilité de s’accorder entre eux. Il n’y a pas de recette universelle. Prenons le Rhône. Quand il est sur le territoire suisse, la souveraineté suisse s’applique; sur territoire français, la souveraineté française s’applique. Mais a nappe phréatique du Léman est un aquifère partagé, régi par un accord. Le droit international dit à chacun: veillez à trouver un partage équitable et raisonnable des eaux, sans dommage significatif.
Mais les États sont réticents à s’engager juridiquement, alors que fort souvent, comme dans le cas franco-suisse, la plus grande part de l’eau utilisée provient des aquifères nationaux et transfrontaliers.»
Le droit international sur l’eau est-il promis à prendre de l’ampleur?
Laurence Boisson de Chazournes: «Jusqu’à récemment, il ne disait presque rien sur la gestion nationale de l’eau. Il commence à présent, en effet, à examiner aussi les autorisations décernés par les États de l’usage de l’eau sur leur territoire, qu’elles soient nationales ou transnationales. Il y a là une évolution d’une logique du partage équitable et raisonnable de l'eau, à une logique d’accès à l’eau, avec les biens et des services qui en découlent. Car le droit international s’assure aussi que l’eau soit protégée et gérée selon les impératifs des droits de l’homme, dont celui de l'accès à l’eau pour les besoins essentiels (l'eau potable et nourriture, donc irrigation). Nous tenons compte aussi des questions d'environnement. Nous avons tous asséché par le passé des zones humides; elles sont les grandes sacrifiées du XXe siècle. Nous avons tué des écosystèmes, des espèces. Le droit international sans conteste exige une nouvelle gestion de l’eau.»
Qu’est-ce que la facilitation dans ce contexte?
Laurence Boisson de Chazournes: «Comme il n’y a pas de recette universelle sur le partage équitable et raisonnable préconisé par le droit, il faut mettre en place des institutions aptes à aider les États. Cela présuppose une confiance entre les États, alors que très souvent il y a des problèmes d’asymétrie ou de dépendance. Une médiation peut donc être opérée par un tiers, qui facilite l’avancement en convainquant les parties concernées. La Banque mondiale l'a fait au moment de la partition entre le Pakistan et l'Inde, cela a pris 10 ans.»
Christian Bréthaut: «Il faut savoir que même en cas de tensions politiques, les négociations sur l’eau sont presque toujours porteuses d’accord et de paix, plutôt que de guerre. Les statistiques le montrent. L’eau apparaît souvent comme le dernier canal de communication. Même dans le blocus le plus total, les services d’eau d’Israël et de Gaza, région sur laquelle j’ai travaillé, continuent à discuter.»
Quelles sont les tensions ou divergences entre l’économie et le droit à l’eau?
Laurence Boisson de Chazournes: «En évoquant économie et eau, nous sommes dans la deuxième logique que j’ai présentée, celle de l’accès à l’eau (la première étant le partage de l’eau). L’économie ne dit pas grand-chose sur le partage; elle s’intéresse aux barrages et aux contrats d’investissement. Sur le plan national, le point de friction autour de l’eau est qu’elle a un prix. D’un côté, il y a un droit de l’accès à l’eau, de l’autre, cet accès n’est pas gratuit, qu'il soit géré par des sociétés privées ou publiques. La tension est dans la crainte qu’une entreprise s’occupant de l’eau en tire des bénéfices. Mais le droit international est clair. Il dit qu'il faut que ce soit abordable et équitable pour tous. J’ai entendu récemment que le mètre cube d’eau en France serait sans doute payé au même prix par tout le monde. Je pense pour ma part que le prix de l’eau devrait être fixé en fonction du revenu des gens. On y viendra. Cela se fait déjà du reste, comme en Argentine avec un prix par quartier.»
Est-ce que l’action du Geneva Water Hub sur l’innovation financière amènera de l’équité?
Christian Bréthaut: «Nous le pensons. Nous visons la constitution d’un fonds ou de mécanismes financiers qui permettraient de gérer des accords de coopération. Les États ou instances concernées arriveraient en disant, par exemple, "nous voulons construire un barrage qui servira les intérêts des deux parties, avec une répartition des bénéfices équitables." En face, les financeurs diraient: "Si vous nous prouvez cela, nous sommes d’accord de financer la construction de l’infrastructure." Cette piste est possible, car les gros investisseurs ont tout intérêt à ce que la paix soit présente.»
Est-ce que le cas du Sénégal, zone d’Afrique peu conflictuelle, a été un modèle?
Christian Bréthaut: «Ce cas est très cité en effet. Cette grande puissance régionale a intégré avec bienveillance les pays riverains (Mali, Niger, Burkina Faso) et s'est mise d’accord avec eux. Au départ, la sécheresse du Sahel et ses famines ont induit une prise de conscience internationale: il fallait améliorer les capacités de productions agricoles et d’irrigation de ces pays à l’aide d'infrastructures. Il a fallu de gros bailleurs internationaux, comme la Banque mondiale et des agences de développement. Aujourd’hui, ces États sont copropriétaires de barrages et la plus-value financière de la production énergétique est répartie entre eux. Le remboursement des frais d’intérêts aux financeurs s’opère sur la production hydraulique. D’où notre idée de mécanismes financiers pour la paix. En favorisant des infrastructures en commun sur le même modèle opérationnel, on peut générer de la paix.»
Pouvez-vous, à l’inverse, citer un exemple de gestion de l’eau entre États difficile à solutionner?
Christian Bréthaut: «Nous avons travaillé sur le lac Tchad. Ce pays a hérité des cadres réglementaires datant de la colonisation (code de l’environnement, etc.). Il dispose des instruments juridiques nécessaires à une régulation, mais pas d’argent pour la mettre en œuvre. Il faut donc trouver des solutions. En l’occurrence, les arbitrages entre villages pour l’accès au lac dépendent de chefs de tribus, qui ont un statut un peu particulier entre droit formel et doit coutumier. Il faut toujours examiner dans quelle mesure le cadre de gouvernance peut répondre à une crise. Le problème survient dans les zones où les États sont trop faibles pour réguler. Hélas ils sont nombreux.»
En quoi consistera l’observatoire sur lequel vous travaillez?
Christian Bréthaut: «Le but est d’effectuer une liste des principes juridiques sur la protection des infrastructures de l’eau. Nous voyons, notamment avec des conflits où l’État islamique est en jeu, que les règles de régulation des conflits ont explosé. Prenons le fameux exemple du barrage de Mossoul en Irak, pris par l'État Islamique parce qu’il pouvait permettre l'inondation ou l'assèchement de la région. À Alep, des infrastructures d’approvisionnement en eau potable ont été bombardées. La nature du lien entre guerre et eau a changé. Auparavant personne n’attaquait les ressources vitales. Mais avec ce nouveau type de conflit, cela peut être bafoué. Notre intervention est d'établir une liste des infrastructures vitales sur le plan global et pas seulement dans les zones de conflits. Cette ligne d’action concerne le plan juridique.»
Arrivera-t-on ainsi à une sorte d’équivalent de la Cour pénale internationale en matière d’exactions commises sur les ressources en eau?
Laurence Boisson de Chazournes: «Oui, c’est là tout le travail. Nous soulevons des questions telles que dans quelle mesure est-ce que supprimer l’eau potable à tel endroit pourrait être reconnu comme un crime de guerre? Nous travaillons à la fois sur une sorte de catalogue d’infrastructures critiques et sur une liste de principes juridiques pour la protection de ces infrastructures. Cela se résume à voir ce que dit le droit international pour la protection et ce qui pourrait être développé.»
Le Rhône, un exemple réussi de gouvernance de l’eau
Christian Bréthaut, chercheur et enseignant en Sciences de l’environnement à l'UNIGE, a travaillé dans le cadre du Geneva Water Hub sur le cas du Rhône. Il en décrit la problématique et les solutions.
«Sur le Rhône, pendant très longtemps, il n’y avait pas de discussion sur les quantités d’eau transférées entre la Suisse la France. Les Suisses géraient le lac comme ils l’entendaient, selon des conventions intercantonales. Un jour de printemps, suite à un hiver peu riche en neige, le niveau du lac s’est trouvé en-dessous de ce qui était admis par l’accord intercantonal. Genève a alors statué que pour honorer le niveau de l’accord intercantonal, il fallait réduire le volume d’eau sortant du lac en direction de la France, à l’aval, mais sans en parler au préalable aux Français. Ceux-ci ont tout à coup constaté, et fait savoir, qu’ils commençaient à approcher la limite de leurs besoins en eau pour refroidir leur centrale nucléaire de Bugey.
Cet exemple est très parlant. Alors que la Suisse est considérée comme une tour d’eau, le manque de coordination concernant les rapports amont/aval et entre les acteurs d’un fleuve a failli avoir des effets assez monstrueux!
La ministre française de l’environnement a donc écrit à Doris Leuthard, son homologue suisse, pour qu’une solution soit trouvée. Puis nous avons été mandatés (le projet était financé par la Suisse, les cantons, la France et les hydro-électriciens). Nous avons étudié durant trois ans l’ensemble complexe de la gestion du Rhône, du Léman jusqu’à Lyon, en interrogeant les acteurs privés et publics. Ensuite, nous avons fait une modélisation climatique pour voir comment et où les débits du Rhône pourraient évoluer. On y voit une diminution du débit moyen du Rhône, parce que la Suisse a moins de glaciers. Les rivalités vont donc tendre à s’accentuer. Ces types d’extrêmes, de sécheresse, seront de plus en plus fréquents. Les mécanismes de gouvernance doivent être adaptés. Nous avons fait une proposition de neuf scénarios indiquant des façons possibles de collaborer, avec des durées, coûts et besoins en ressources humaines diversifiés.»