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lundi, 10 février 2020 16:27

Les assurances incertaines

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Le retour de la thésaurisation des billets. © Pascal Deloche / GodongDebout, le petit enfant hésite, mais marche avec assurance parce qu’il sait que, s’il tombe, ce sera dans les bras de sa maman ou de son papa. Comme ce petit, nous avons moins peur lorsque nous sommes «assurés» contre les risques de chute, même si nous comptons moins sur les relations personnelles que sur notre État de droit, ses assurances sociales et son système financier qui permet d’amortir les chocs économiques. Douce illusion.

Étienne Perrot sj, Lyon, économiste, est professeur invité à l’Université de Fribourg. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’argent et le discernement managérial, dont Refus du risque et catastrophes financières (Paris, Salvator 2011, 296 p.)

Depuis toujours, crises, accidents et guerres nous rappellent que l’impensable peut surgir demain. Pour se rassurer, nos lointains ancêtres en mal de nourriture s’adressaient au Grand Esprit par la voix du sorcier pour attirer les troupeaux de bisons ou les bancs de poissons. J’ai retrouvé dans les archives du diocèse de Toulouse une ordonnance du XVIIe siècle «de messieurs les vicaires généraux pour faire cesser la pluie» (sic). Aujourd’hui, sorcier et vicaire général portent un nom: le responsable. Pour prévenir les chocs, réduire les risques et neutraliser ainsi la peur, c’est à lui qu’on s’adresse.

Le responsable, en effet, «répond» devant la communauté exposée au dommage, mais il répond aussi de la sécurité. Sa figure change selon les préjudices envisagés. Le paysan, bon connaisseur du pays et de son climat, limite la menace de pénurie alimentaire; au XIXe siècle, les risques industriels sont circonscrits par monsieur l’ingénieur (dans le style des héros de Jules Verne); au XXe siècle, les risques économiques appellent une nouvelle figure du responsable, le manager (dont l’archétype est l’entrepreneur comme disait Joseph Schumpeter); aujourd’hui, devant les écueils provoqués par l’individualisme ambiant, nous recherchons des leaders capables de motiver les équipes autour d’un projet commun.

L’incertitude compensée

Aucune de ces figures n’a disparu, mais le Grand Esprit, par des catastrophes récurrentes, par des accidents imprévus, rappelle qu’il n’est pas au service de nos rêves de sécurité. Un psychanalyste l’exprime dans une définition paradoxale du responsable: «Syndrome non encore répertorié dans la nomenclature des troubles psychiatriques. Le sujet s’y installe dans un ‹désormais tout est là›, ‹tout est sûr›, et a tendance à résoudre les problèmes par le biais de la seule logique discursive, avec des mots.»[1] Bref, dans le meilleur des cas, le responsable ne supprime pas le risque, il exorcise la peur en promettant de réduire l’incertitude.

À défaut de pouvoir supprimer tout risque, est-il possible de fournir une compensation monétaire du dommage, de le «couvrir»? Oui, et c’est d’ailleurs la principale fonction de la finance, via les sociétés d’assurance ou les marchés boursiers. «Commerce des promesses», la finance échange du temps contre du risque: «Je finance vos études, je vous donne le temps de les mener à bien et de les faire fructifier, moyennant une contribution sous forme d’intérêts, mais j’accepte le risque de ne pas être remboursé.»

C’est aussi la principale raison de la forte croissance de la sphère financière depuis les années 70, quant furent abandonnés les accords internationaux de Bretton-Woods qui assuraient une certaine stabilité des taux de change et, partant, des taux d’intérêt. Dans la finance contemporaine, les relations personnelles cèdent la place au traitement automatisé des transactions, à base de catégories statistiques, de calculs de probabilité, d’algorithmes aux fondements plus ou moins discutables.

Les pompiers pyromanes

Le risque fait souvent tellement peur qu’il rend aveugle. C’est évident chez les politiciens et les économistes. Chez les politiciens, parce qu’ils ne l’ont jamais rencontré. Ils raisonnent «en gros», par macro-concepts, même si les changements incessants des lois et des réglementations qu’ils inspirent, les accords internationaux qu’ils signent, les politiques fiscales qu’ils mettent en place sont l’une des principales sources des risques économiques, qui s’ajoutent aux risques venant de l’étranger, aux risques de contrepartie des partenaires commerciaux et aux risques de marché dus aux variations des taux de change et des taux d’intérêt.

Plus surprenant, les économistes aussi ignorent le risque, car ils le dissolvent dans les calculs de probabilité, oubliant que tous les phénomènes économiques ne sont pas éligibles à la loi des grands nombres. Ils confondent statistique et diagnostic. La finance de marché a engendré la création de multiples produits de couverture de risques, dont les limites ne sont pas toujours cernées par ceux-là mêmes qui les ont créés: marchés organisés, marchés à terme puis, en réaction aux risques engendrés par la fin des accords de Bretton-Woods, options et swaps (échanges de créances pour ajuster les échéances aux besoins de couverture de chacune des parties).

Dans le genre pompier pyromane, beaucoup de ces produits favorisent la spéculation, qui se nourrit de l’incertitude et l’accroît. Du coup est mis à mal ce que la société attend de la sphère financière: qu’elle profite à qui a effectivement accepté d’assumer le risque. À quoi s’ajoute la peur des dérives délictueuses, des manipulations de cours, des détournements de fonds, des failles informatiques, des doubles comptabilités…

Restaurer la confiance

Comment exorciser la peur lorsque se dérobent les assurances sur lesquelles on comptait? La confiance, comme la fraternité, ne se décrète pas. En revanche, pour rassurer, on peut agir sur trois plans: politique, professionnel et personnel. Au niveau politique, une législation stable et une réglementation prudente au service d’institutions justes sont nécessaires, car certaines politiques, y compris les mieux intentionnées, engendrent l’incertitude. Je pense à la politique monétaire qui cherche à stimuler l’activité économique en noyant le marché dans un océan de liquidités; ce qui a le double effet de favoriser la hausse des valeurs boursières et de l’immobilier, tout en creusant le lit d’investissements risqués, mal discernés et fauteurs d’angoisse pour les épargnants. Cette politique pousse à la baisse les taux d’intérêt, jusqu’en territoire négatif. Du coup, la peur de perdre son argent déposé à la banque sur un compte-courant incite l’épargnant à conserver sa monnaie sous forme de billets ou à souscrire, non sans risque, à des crypto-monnaies.

Seraient-elles efficientes, ces politiques nationales ne suffisent plus. Car l’une des sources importantes d’incertitude et de peur provient de la mondialisation. L’ouverture de l’espace économique force chacun à se concentrer sur son cœur de métier, et donc à compter sur des spécialités qu’il ne maîtrise pas. À la manière des compétitions sportives, la concurrence fonctionne (comme toute compétition) à l’exclusion, génératrice de peur.

Qui plus est, chaque État souverain, cherchant à privilégier ses champions nationaux, fait passer au second plan les soucis écologiques qui nécessitent pourtant une coopération internationale accrue.[2] Bien sûr, le nettoyage des niches financières qui cultivent les zones d’ombre (paradis fiscaux, finance offshore, pays non coopératifs) suppose également des accords internationaux, d’autant plus difficiles à mettre en œuvre que ces territoires sont utilisés non seulement par des épargnants en mal d’optimisation fiscale et par des malfrats, mais encore pour les basses œuvres des États eux-mêmes.

Au niveau professionnel, il paraît urgent de revoir le système de rémunération, qui se révèle être un véritable pousse-au-crime: trop souvent, pour motiver les collaborateurs, il privilégie les solutions les plus risquées, supposées être les plus rentables. 

La tentation du parapluie

Au niveau personnel, chacun cherche le bon refuge, plaçant son patrimoine dans la pierre, dans l’or, dans les œuvres d’art ou dans les monnaies supposées les plus robustes (dont le franc suisse). Par peur de la dévalorisation monétaire ou d’un prélèvement obligatoire sur les dépôts en banque, certains, on l’a dit, conservent leurs avoirs sous forme de billets ou lorgnent avec concupiscence vers les crypto-monnaies et les monnaies privées, genre Libra, envisagées par les grandes plateformes électroniques. Ils échappent peut-être ainsi aux contrecoups des politiques publiques, mais c’est pour tomber de Charybde en Scylla.

Car les crypto-monnaies, ne reposant sur aucune autorité régulatrice capable d’amortir les variations de leurs valeurs, dépendent entièrement de l’idée que se font les intervenants de leurs valeurs futures. C’est la définition même de la spéculation. Il n’y a là aucun autre principe de réalité que des rumeurs, plus ou moins étayées par des analyses où se conjuguent l’économie, la politique et la psychosociologie. Se réaliserait ainsi la prophétie de Robert Reich (ancien ministre du Travail sous la première Administration Clinton): l’avenir économique du monde appartient aux manipulateurs de symboles.

Cette tendance à la dématérialisation totale de la monnaie n’est pas sans dangers. Outre les risques inhérents à tout système électronique, elle fait craindre le blocage des paiements visant certains citoyens. En effet, la disparition des billets de banque n’est pas uniquement souhaitée par les banques commerciales qui, le cas échéant, n’auraient plus à entretenir les distributeurs de billets ni à gérer le trafic du cash, dont le contrôle est onéreux. Les États, eux aussi, à l’image du gouvernement chinois, pourraient trouver dans la suppression des billets un intérêt fiscal, voire un outil efficace de surveillance des citoyens.

Bref, la fuite vers les refuges provisoires ne supprime pas tous les risques; au mieux, elle ne fait que les déplacer. «Pour vivre heureux, vivons cachés», dit le proverbe. On se cache donc sous le parapluie de la réglementation -à la manière pharisienne- ou dans d’autres refuges largement fantasmés, ou en déversant la responsabilité sur les experts, les politiciens, les autorités morales. C’est oublier que la dignité de l’être humain est de surmonter la peur, en affrontant lucidement l’avenir … toujours incertain.

[1] Jacques Sédat, «De la répétition», in revue Christus n° 73, Paris, janvier 1973.
[2] Cf. Roman Krakovsky, Les révolutions illibérales, aux pp. 34-39 de ce numéro.

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