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jeudi, 08 mai 2014 10:50

Des liaisons dangereuses. Technologies et politique

Les modes de communication et de perception de la chose publique ont changé ces dernières décennies. Déjà la radio, puis la TV avaient puissamment modifié les impacts et les modalités du discours politique. C'est au tour des « nouvelles technologies de l'information » de transformer les conditions du débat politique.

Quels sont les effets sur l'interaction sociale des nouvelles technologies de l'information (NTIC) qui, au demeurant, ne sont plus si nouvelles que ça ? La génération qui arrive à l'âge des responsabilités professionnelles et sociales est « née avec ». On parle d'ailleurs des Digital natives. Pour ceux-ci, travailler sur un écran, avoir ses propres documents et références, y compris visuelles et musicales, dans une série de petites boîtes, et parvenir à les utiliser au mieux est un acquis quasi naturel. Le fossé informatique est certes géographique (quoi que... on trouve maintenant plus de téléphones portables en Afrique que de raccordements à l'eau potable) mais aussi générationnel.
Les plus-values des NTIC sont évidentes : elles sont bon marché, efficaces, pratiques et conviviales ; elles permettent d'avoir un accès incomparablement plus aisé qu'auparavant à toute information désirée et de donner un avis en retour, et même de le communiquer largement ; enfin, elles sont particulièrement propices à une insertion des jeunes dans l'espace sociétal, ce qui est important, notamment pour les pays du Sud marqués par une prédominance de la population jeune.
Il en découle une importance particulière de leur impact social. Naguère, n'importe quel producteur de message (d'ordre culturel ou politique, mais aussi commercial, touristique, etc.) devait imaginer un graphisme, chercher un imprimeur, diffuser par voie postale ou directe des quantités conséquentes de publications... avec la dépense de temps et d'argent que ces opérations représentaient. Aujourd'hui, une série de clics, et c'est parti. Il est clair que pour les personnes engagées socialement, culturellement ou politiquement, en particulier dans les pays du Sud, c'est une grande facilitation.
Un autre aspect positif, largement commenté par les médias, est la transparence politique que les nouvelles technologies de l'information induisent. L'inter connexion du réseau, que les gouvernements autoritaires, de la Chine à l'Iran, essaient aussi régulièrement que vainement de contrôler et d'empêcher, fait que plus rien de ce qui se passe dans le monde ne saurait rester caché. La répression massive en juin 2009 des protestations contre la fraude aux élections iraniennes a fait en un instant le tour du monde.
Voilà pour les bénéfices. Mais cette immédiateté même de l'information, assortie du caractère hyper-individualiste du monde informatique, pose à son tour des problèmes. Les communautés virtuelles s'agrègent et se désagrègent à volonté, l'anonymat sur le net rend les contacts à la fois éphémères, fuyants et peu responsables. On zappe, on attrape un bout ici et là, on colle tout ça et on expédie au loin. Très vite fait. Mais quasiment irrécupérable. Comment corriger un message erroné, une photo déplacée, malveillante, tronquée, voire truquée ? Déjà, une caméra choisit son champ de vision : ce qui est en-dehors reste occulté. Avec l'informatique en sus, l'image produite est immédiatement mondialisée ; le monde s'en empare, elle s'incruste dans les consciences. Si la perspective est fausse, c'est donc une image fausse qui faussera les consciences. A la rapidité du clic répond la longue durée de son effet...

Le Parti pirate
Cette évolution des NTIC a un fort impact sur la politique, qui d'ailleurs l'a bien prise en compte. Plus aucune organisation ne se passe d'un site Internet. Une bonne partie des actes administratifs peuvent se faire en ligne. On peut même voter par Internet, et les NTIC soutiennent clairement les processus participatifs. Mais peut-on imaginer une démocratie en temps réel, où tout le monde interagirait en direct avec tout le monde ?
Ce rêve de la Landsgemeinde permanente a été un peu celui du Parti pirate allemand. Son projet de liquid democracy[1] s'est vite écroulé sous les coups de butoir de l'abondance des messages, de leur qualité très disparate, de l'impossibilité de tout prendre en compte en simultané. Insultes et approximations ont déferlé sur le net, sur fond d'absence de valeurs communes, et ont complètement discrédité cette tentative. De liquide, la démocratie s'est liquéfiée et le parti (auto-)liquidé... Car un parti politique ne peut se contenter de singer les comportements de la société, il doit les structurer. Rassembler des internautes sans programme, sans projet ni vision pour le monde, c'est organiser la cacophonie. D'autant plus que l'anonymat permet tous les défoulements. On peut remercier le Parti pirate de nous l'avoir rappelé!
La technique ne peut se rendre utile que si les humains ont préalablement une idée claire de ce qu'ils veulent en faire, et un parti dont le programme serait la fluidité complète des opinions et le zapping érigé en règle est une contradiction dans les termes. Car tout parti se concentre autour d'objectifs, ce qui permet aux citoyennes et citoyens de marquer leurs préférences et de savoir en gros quelles sont les solutions que leurs élu-e-s vont développer. Les partis sont d'autant plus nécessaires que tout est devenu fluide. Le choix est libre, la compétition ouverte, les idéologies sont mortes, mais les problèmes demeurent. Ils sont même devenus bien plus complexes, car interconnectés. Que l'on pense aux enjeux du climat mondial ou des migrations, ou aux conséquences de la globalisation économique !
On ne saurait pour autant regretter l'époque où des blocs quasi identitaires s'affrontaient. Selon de quel quartier, de quelle famille on venait, on savait pour qui voter. On avait son opinion faite, communiste, nationaliste, libérale, catholique, protestante, athée, républicaine, monarchiste... et le monde était facile à commenter - tant pis pour la complexité du réel.

L'image en premier
Aujourd'hui, cette notion de collectivité et de cohérence s'estompe. On juge à son seul avantage, sur la base de sa seule impression, fût-elle fugitive. L'informatique est à la fois un multiplicateur de cette attitude et son reflet.
L'individualisme progresse sur fond d'in compréhension de la structure sociale et c'est le tout et tout de suite, les n'y a qu'à et le NIMBY (not in my backyard = pas chez moi)... Le citoyen moderne, sautillant d'une image à l'autre, centré sur sa situation personnelle, oscillant sans prendre garde entre le global et le local, a souvent oublié comment fonctionnait le lien social. La société de consommation a passé par là, a nivelé à sa moulinette le politique, devenu objet de consommation, de distraction, d'indignations, fugaces généralement, contradictoires souvent.
Face à un public devenu de plus en plus zappeur, y compris dans ses valeurs, la compétition change de nature, devient plus imprévisible. On est passé des certitudes corsetées au relativisme au quotidien. Le détenteur du pouvoir joue plus serré. L'individualisation et la politique spectacle, une illusion de proximité, contribuent à ce que ces enjeux ne soient plus ni admis ni compris dans leur complexité.
Il en résulte que la perception même des détenteurs du pouvoir dépend de plus en plus de leur mise en images. Certes, rien de nouveau sous le soleil, les monarchies d'autrefois savaient aussi se mettre en scène, mais aujourd'hui le public croit de moins en moins aux discours. Ce sont les personnalités qui retiennent son attention, à travers les traits de caractère ou les comportements les plus privés. Pas assez humain-e, tel-le rebute ; trop humain-e, et il-elle déçoit. Les paparazzi font plus pour créer l'image de certains dirigeants que leurs projets ! Il faut dire que les politiques le veulent bien, comme l'illustre avec grand savoir-faire la famille royale britannique.
Les gens de pouvoir ne peuvent donc plus éviter d'être jugés sur leur image et sur leur réalité humaine. D'autant plus lorsque leurs discours sont difficilement audibles ou en manque de contenu alors que les circonstances en réclament (un bon exemple de cette atonie est donné actuellement par François Hollande qui n'a pas compris que l'explication et la mobilisation par le verbe fait partie intégrante de sa fonction). La forme prend d'autant plus le dessus que le fond se révèle faible...

Revaloriser le politique
Face à ces comportements sociétaux, il nous faut maintenir une colonne vertébrale structurante et réaffirmer le caractère essentiel pour la vie sociale du champ politique, qui a paru sombrer sous les apparences du consumérisme facile.
On l'a vu, le côté le plus pervers du monde dit virtuel est certainement l'instantanéité. Il serait éminemment dévastateur de réduire le politique à ce qu'on en voit, à ce qui en est montré : plus les politiques alimentent la presse people de leurs faits et gestes privés pour se faire connaître et s'imprimer dans les consciences, plus ils alimentent en réalité leur propre perte. Il leur appartient de réfléchir avant de cliquer, de prendre du temps, d'interroger avant d'affirmer. Et de faire comprendre aux autres à quoi sert la sphère politique : à développer une capacité à gérer les faits de société en fonction de valeurs, de choix, de débats et selon les règles de la démocratie et de l'Etat de droit.
La politique est indispensable. Son dénigrement renforce le désarroi et le sentiment d'impuissance. Ses imperfections doivent être corrigées dans son champ même par des règles de transparence, des obligations de compte-rendu, des exigences fortes à l'égard des élus, des personnalités qui ont un vrai dessein et des projets pour leur communauté, des limites de revenu et de mandat, des moyens autorisés pour les campagnes et par des éléments de démocratie directe et participative...
Le défi s'adresse donc bien à la fois au citoyen et à ses élus. On ne pourra pas corriger les effets négatifs de la réactivité en temps réel et le chassé-croisé du spectacle permanent que suggèrent les NTIC si on ne corrige pas à la source même les attitudes qui les génèrent.
On commence à peine à débattre du bon usage de l'informatique. Revendiquer une «police de la circulation» sur le net reste encore perçu comme de la censure. Mais aucune liberté ne peut être absolue, il y a toujours un équilibre entre droits et devoirs à construire. Tout comme on doit constater que sur le plan écologique, de la consommation d'énergie et des ressources (métaux rares, pollution lors de la production et de la déconstruction, souvent très mal maîtrisée), l'impact de ces technologies présentées comme virtuelles est lui aussi bien réel !

Des réponses
Parmi les réponses à donner, il y a une prise de conscience que tout consommateur est aussi citoyen, comme la notion émergente de consomma'cteur le dit bien. Ensuite, une attention plus grande lors des parcours de formation aux enjeux éthiques collectifs, à la perspective historique, à la communauté de destin humain (sur ce plan, des sites comme Awaaz ou d'autres montrent la capacité de mobiliser pour des causes « humaniterres » dès lors qu'on interpelle les internautes en tant que membres de la grande chaîne humaine). Enfin, une valorisation de la notion de complexité, de systémique, ce paradigme fondamental sur lequel on ne peut faire l'impasse si on veut agir intelligemment sur la Terre (dans ce sens, la formidable ressource documentaire que représente Internet est une grande chan ce, pour peu qu'on sache ce qu'on y cherche). Et précisément, pour tout cela, paradoxe supplémentaire, l'informatique peut se révéler particulièrement utile ! 24

[1] • Idée selon laquelle chacun peut décider de s'engager dans une action, sans nécessairement adhérer à l'ensemble de la ligne politique du parti. (n.d.l.r.) 

 

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