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jeudi, 03 juillet 2014 14:30

Une utopie ? Le revenu de base inconditionnel

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Le 8 novembre dernier, la Chancellerie fédérale a annoncé que l'initiative populaire «Pour un revenu de base inconditionnel» avait formellement abouti. La votation aura lieu d'ici deux ans probablement. Le délai n'est pas de trop, car la question est de taille. Ce système, en effet, remplacerait le filet social actuel. Un changement de paradigme largement débattu en Europe où la Suisse fait figure de pionnière. Mais cette approche est-elle vraiment nouvelle?

Le 4 octobre dernier, 8 millions de pièces de 5 centimes (autant que de résidents en Suisse) furent déversées devant le Palais fédéral à Berne. Ce coup médiatique attirait l'attention sur l'initiative populaire Pour un revenu de base inconditionnel (RBI), lancée en avril 2012 et déposée ce jour-là à la Chancellerie fédérale avec les 125'000 signatures nécessaires.
S'il s'agissait de montrer que l'argent pour financer un tel système est disponible, et donc que l'initiative n'a rien d'utopique, eh bien, c'est raté. Car 8 millions de pièces de 5 centimes sont plus faciles à trouver que les 200 milliards par an nécessaires pour donner gratuitement à chacun une modeste aisance, estimée à 2500 francs par mois par les promoteurs de l'initiative.
Selon la définition du réseau mondial dédié à ce sujet,[1] «le revenu inconditionnel est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie». Il se substituerait, pour les plus pauvres, aux prestations sociales actuellement versées (chômage et autres indemnités liées aux ressources). A cette somme, chacun pourrait ajouter, s'il le désire, d'autres revenus tirés de son travail.
Outre les simplifications administratives attendues et le dégonflement d'une bureaucratie d’État, le RBI présente d'emblée un triple avantage: éviter les effets de seuil qui conduisent certains bénéficiaires des prestations sociales à refuser un travail pour ne pas perdre leurs prestations; économiser les contrôles administratifs douteux qui stigmatisent, au point de conduire certains ayants-droit à ne pas tenter les démarches administratives indispensables; permettre à chacun de négocier dans une meilleure position son contrat de travail s'il désire travailler.

Formes diverses

La diversité des appellations attire l'attention. L'initiative helvétique met l'accent sur le revenu, tout en présentant des arguments qui font résonner la culture libérale d'aujourd'hui : plus grande liberté de choix individuel tant dans sa vie professionnelle que dans sa vie personnelle et familiale, moindre regard suspicieux de l’État sur la vie privée.
Ailleurs, on qualifie ce revenu d'universel, de garanti, de social, de citoyenneté, d'existence, de vie, de suffisant (sous-entendu pour vivre décemment). Parfois le mot revenu est remplacé par celui de rente, de dividende, de dotation, d'allocation, ce qui semble plus conforme à l'idée initiale. Car le revenu, comme dirait M. de Lapalisse, est ce qui revient. Or, pour revenir, il faut préalablement partir du même endroit, ce qui n'est pas le cas pour le RBI puisque ce revenu n'est pas lié à une contribution de la part de celui qui le reçoit.
Les supporters du RBI arrivent de tous les horizons. Sans remonter au déluge, certains en cherchent la source chez saint Thomas More, auteur d'un roman philosophique célèbre, L'utopie. A vrai dire, cette île merveilleuse qui ne se trouve nulle part (u-topos, littéralement sans lieu) ressemble davantage à un monastère où chacun travaille selon ses capacités et où, comme dans le rêve de la société communiste, chacun reçoit selon ses besoins.
Plus près de nous, les tenants d'une allocation universelle se rangent tantôt parmi les libéraux (John Locke, Maurice Allais -seul français prix Nobel d'économie), tantôt parmi les socialistes (Charles Fourier, Philippe Van Parijs -le fécond professeur de l'Université catholique de Louvain en Belgique). Plusieurs femmes et hommes politiques proposent par ailleurs des rentes non contributives payées par l’État. Christine Boutin, Dominique de Villepin et d'autres évoquent une faible allocation (entre 200 et 850 euros par mois); ce qui n'est pas, comme le RBI, un revenu capable de libérer chacun de la nécessité de travailler. L'impôt négatif, promu jadis par le très libéral Milton Friedman ou le centriste Lionel Stoleru, ancien ministre du Travail dans le gouvernement Giscard d'Estaing, se présente comme un mécanisme fiscal plus proche du RBI, mais cependant encore différent vu qu'il est assis sur le foyer fiscal et non sur un droit individuel.

Liberté ou étatisme ?

Ces multiples paternités venant de tous les horizons idéologiques expliquent la difficulté à discerner les enjeux humains d'une allocation non contributive. Certains y voient le progrès d'une société libérale où l'individu est enfin libéré de l'emprise de l’État. Pour faire sérieux, ils se réfèrent au philosophe américain John Rawls.
Dans un livre qui a fait date, Theory of justice (1971), Rawls s'en prend à l'éthique dominante qui prétend -démocratie oblige- qu'une société bien organisée vise la plus grande utilité pour le plus grand nombre. Et que faites-vous de ceux qui ne sont pas dans «le plus grand nombre», demande-t-il? L'indignation devant ces laissés-pour-compte le conduit à proposer un système social où chacun aurait à sa disposition le minimum requis pour vivre décemment et participer en responsable à la vie de son pays. On retrouve ici le RBI.
Paradoxalement, ce libéralisme conduit à l'étatisme, car la liberté individuelle visée dépend entièrement de l’État. De plus, il est paternaliste, à la manière de l'argent de poche accordé aux enfants. Certes les revenus accordés sans conditions permettent à chacun de choisir librement, mais dans les limites du marché et des sommes allouées.
Le montant unique accordé à chaque individu soulève, en outre, une question de justice sociale. C'est pourquoi plusieurs responsables syndicaux et militants d'associations d'aide au quart-monde contestent le RBI, comme Jean-Christophe Schwaab, ancien secrétaire central de l'Union syndicale suisse, ou Paul Pasterman, juriste au service de la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique. Ce dernier fait remarquer que, pour permettre à chacun d'assumer ses responsabilités personnelles, familiales et sociales, la justice exige que soient compensés non seulement les écarts entre les besoins nés de situations involontaires (maladies, accidents) mais encore les handicaps dus à l'environnement, à l'éducation ou à la culture. Ce qui obligerait l’État à maintenir les services sociaux personnalisés et irait à l'encontre de l'argument de simplification administrative.
Pire encore, pour le cas où le revenu inconditionnel attribué à chacun serait insuffisant pour couvrir les besoins essentiels, le système, loin de favoriser la position des travailleurs dans leurs négociations salariales, renforcerait celle des patrons, qui n'auraient plus le souci de verser un salaire suffisant.

Hypothèses faussées

Malgré son nom, L'utopie de Thomas More répondait à un problème que le RBI ne résout pas: comment limiter les besoins alors que ceux-ci, comme la quantité de travail d'ailleurs, sont dépendants de l'organisation économique et fiscale. La façon de produire, la structure des prélèvements fiscaux et celle des dépenses publiques, le type de relations sociales et familiales, tout cela ne peut être que bouleversé par le RIB.
Les calculs présentés pour justifier la faisabilité du RIB indiquent que sur les 200 milliards nécessaires pour accorder un RBI de 2500 francs mensuels à tous les Helvètes, seuls 30 milliards resteraient à trouver chaque année: 60 milliard proviendraient des prestations sociales que l’État n'aurait plus à verser, et 110 milliards de la part des salaires que les entreprises verseraient directement à l’État (qui les reverseraient aux salariés sous la forme du RBI). En supposant que les 30 milliards annuels manquants se découvrent sous les sabots d'un cheval, cette arithmétique de vases communicants fait comme si l'économie consistait dans le transvasement d'un liquide d'un broc dans une cuvette. Or, comme la quantité de travail, la richesse nationale est un gâteau dont la taille varie selon la façon de la partager.
J'ajouterai qu'il est bien hasardeux de faire l'hypothèse du maintien au même niveau de l'activité sous prétexte que l'arithmétique postule un effet nul sur le coût supporté par les entreprises. Si, selon l'argument des promoteurs de l'initiative, le RBI renforce le pouvoir de négociation des salariés pour créer un « vrai marché du travail », l'augmentation du coût du travail est prévisible, et avec lui celui de la production et donc de la consommation. Les 30 milliards de prélèvements obligatoires supplémentaires, les besoins en capital pour accroître la productivité, les délocalisations, tout cela ne peut que bouleverser l'infrastructure économique helvétique.

De gros risques

Les expériences tentées dans divers pays semblent montrer qu'un revenu inconditionnel accordé à toute une population ne fait guère baisser l'offre de travail venue des salariés. Mieux encore, que le revenu inconditionnel favorise l'initiative économique en créant un filet de sécurité pour tous ceux qui veulent entreprendre, sans compter les effets favorables touchant la scolarisation, l'hygiène et la santé.
Ces exemples cependant ne sont pas tout à fait convainquant et ressemblent à des peignes pour chauves, car ils viennent de régions aux conditions qui n'ont rien à voir avec celles de la Suisse: la Namibie, pour une durée limitée à deux ans et dans une zone particulière (le secteur d'Otjivero-Omitara), et quelques villages ruraux en Inde. Les autres exemples généralement cités, des tests faits aux États-Unis et au Canada dans les années 70, furent de courte durée. Ailleurs, les allocations non contributives ne correspondent pas à un revenu de base mais à des rentes complémentaires versées par l'Etat, le plus souvent grâce aux dividendes pétroliers, comme en Alaska ou au Koweït.
Les expériences les plus proches du RBI sont donc de bon augure mais ne peuvent pas être généralisées sans précaution, pour une durée indéterminée, à l'ensemble d'un pays industrialisé comme la Suisse. Car inévitables, quoique difficilement calculables, sont les effets systémiques.
Le bon sens veut qu'aucun pays ne puisse distribuer des ressources sans créer des richesses. Néanmoins, l'argument éthique selon lequel il est immoral de toucher un revenu sans réciprocité n'est pas convainquant. Tous les économistes qui ont soutenu l'allocation universelle se sont efforcés d'en désigner la source gratuite, réelle ou supposée: au XVIIIe siècle, la nature; au siècle suivant, le progrès technique. Voltaire, dans son roman L'homme aux quarante écus, avait calculé que si les fermages accaparés par les propriétaires fonciers étaient répartis entre tous les Français, chacun pourrait vivre modestement sans travailler. Il oubliait que la rente n'est pas un cadeau gratuit de la nature, mais qu'elle est le fruit du travail qui mobilise de manière différenciée les diverses qualités de terrain et les acquis techniques des générations passées.
Ne peut prétendre à la redistribution sans contrepartie que la richesse qui n'est pas le fruit du travail. Même la rente pétrolière ou minière n'a de valeur que par le travail que le pétrole et les matières premières autorisent quelque part dans le monde. Les pays qui ont un monopole sur ces ressources, comme tous les bénéficiaires de rente de situation, n'ont de richesse que celle que leur transmettent des tiers. Sauf dans le roman de science-fiction Planète interdite, où une civilisation plus avancée que la nôtre avait transformé la Terre en une gigantesque machine capable de répondre à tous les besoins des habitants. Mais dans la réalité, les rentes, fussent-elles redistribuées par l’État, ne tombent jamais du ciel.

1 • Basic Income Earth Network (B.I.E.N.) http://www.basicincome.org.

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