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jeudi, 01 octobre 2015 14:45

Le destin des Arméniens

Le 24 avril, les Arméniens feront mémoire du génocide de leur peuple. En deux ans, de 1915 à 1916, environ 1,3 million d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman furent exterminés, et 200 000 en Azerbaïdjan perse et au Caucase. Les survivants se dispersèrent dans le monde. L’actuelle République d’Arménie, indépendante depuis 1991, constitue pour eux un espoir, même si fragile. - Monique Bondolfi-Masraff, Lausanne, est la Présidente de KASA.[1]

Aujourd’hui, cent ans après le génocide dont ils ont été victimes, les deux tiers des Arméniens vivent en diaspora : 400 000 à 500 000 au Moyen-Orient (Egypte, Liban, Syrie, Palestine, Iran), plus de 2 millions dans l’ex-empire soviétique (Caucase, Ukraine, Russie, Asie centrale), 600 000 dans l’Union européenne (dont 450 000 très actifs et intégrés en France, où ils furent bien accueillis dans les années 20, de Marseille à Lyon et Paris) et 1,5 million sur le continent américain (Etats-Unis - surtout Californie -, Canada, Argentine). En Suisse, on trouve quelque 5000 Arméniens, dont une majorité sur l’arc lémanique. Cette diaspora arriva par vagues dans les années 20 (on évoquera l’orphelinat de Begnins sous la houlette du pasteur Krafft-Bonnard), mais aussi à la suite de bouleversements au Moyen-Orient (Egypte, Liban, Turquie, Iran, Arménie et Syrie aujourd’hui).

Et en Turquie ? Environ 60 000 Arméniens, qui se veulent très discrets, demeurent à Istanbul. Hrant Dink, rédacteur en chef de la revue Agos, y militait pour une double identité turque et arménienne, avant d’être abattu devant son journal, le 19 janvier 2007, par Ogün Samast, un jeune nationaliste turc de 17 ans. A son enterrement, 100 000 Turcs manifestèrent en scandant : « Nous sommes tous Hrant Dink et nous sommes tous Arméniens. » La propagande négationniste turque continue, mais les consciences se réveillent et quelques historiens turcs courageux rouvrent le dossier. [2]

La fin d’un tabou
Depuis une dizaine d’années, films et récits se multiplient.[3] Plusieurs romans ou témoignages[4] évoquent la situation de petits-enfants vivant en Turquie orientale et qui découvrent leur histoire familiale arménienne. Leurs grands-mères furent cachées ou sauvées par des Kurdes ou des Turcs, mais islamisées. Pour la plupart, elles turent leur vécu pour permettre à leurs descendants de survivre. Mais à présent, après le pesant silence des rescapés, les troisième et quatrième générations s’interrogent sur leur identité. Un jeune à l’armée se voit refuser le droit de grader parce que, lui apprend-on à sa grande stupeur, sa grand-mère était arménienne : tout est conservé dans les fichiers d’Etat. Des familles islamisées, avec l’un ou l’autre ancêtre arménien, sont victimes de ségrégations larvées ou d’exactions feutrées. Et celles qui décident de redevenir chrétiennes sont accueillies avec suspicion par la colonie arménienne d’Istanbul. Tout se sait, mais tout ne se dit pas encore...
Cette « grande catastrophe », comme la désignèrent alors des survivants, est demeurée pratiquement impunie. C’est Raphaël Lemkin qui créa le terme de « génocide » en 1943, en se référant aux massacres de 1915. Et le 8 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Les preuves scientifiques du génocide arménien firent l’objet d’un corpus de témoignages d’alliés de l’Empire ottoman ou d’Etats neutres dès 1915. Et l’an passé a été publié Le Mémorial du génocide des Arméniens,[5] qui en offre une poignante synthèse.
Longtemps occultée, la question de la reconnaissance du génocide est revenue sur le tapis à partir des années 80 et a rencontré l’adhésion de nombreux pays, malgré de lourdes pressions de la Turquie. Cette dernière se retranche derrière le fait que c’était la guerre alors (voire soutient même que ce sont les Turcs qui ont été victimes...) et récuse tout plan délibéré de génocide, en dépit des multiples documents d’archives. En Suisse, le Conseil national a reconnu le génocide arménien, ce qui n’est pas le cas du Conseil des Etats ni du Conseil fédéral, qui estiment que la question doit être résolue par les historiens.

République d’Arménie
Reste la République d’Arménie (un dixième de l’Arménie historique), soviétisée en 1920, puis devenue indépendante le 21 septembre 1991. Environ trois millions d’habitants y vivent, sur un territoire de 30 000 km2 de hauts plateaux, sans accès à la mer ni ressources naturelles. Une terre d’espoir pour la diaspora, qui doit néanmoins y affronter de multiples problèmes.
En voici quelques-uns. Le 7 décembre 1988, un tremblement de terre de magnitude 6,9 sur l’échelle de Richter tua plus de 30 000 habitants dans le nord du pays. La centrale nucléaire de Medzamor fut arrêtée durant plusieurs années et le pays survécut jusqu’en 1996 avec seulement quelques heures d’électricité par jour.
Le conflit du Haut-Karabagh : en 1921, Staline, dont la politique consistait à diviser pour régner, donne cette région, à population majoritairement chrétienne, à l’Azerbaïdjan turc et musulman. Dès les premiers mouvements indépendantistes, le Haut- Karabagh lutta pour recouvrer sa liberté, avec le soutien des Arméniens. Actuellement il se gère de manière autonome, mais son statut officiel n’est pas réglé et le cessez-le-feu reste aléatoire. Quant à l’Arménie, elle paie très cher son soutien au Karabagh : frontières avec la Turquie et l’Azerbaïdjan fermées depuis 1994, routes naturelles et voies ferrées par la plaine de l’Araxe coupées, vu qu’elles traversent le Nakhitchevan (rattaché lui aussi à l’Azerbaïdjan, et où ont été rasées jusqu’en 2005 les 10 000 tombes arméniennes du cimetière de Djulfa), d’où la nécessité d’emprunter des cols à plus de 2000 m pour aller en Iran.
Les Arméniens doivent encore affronter une situation matérielle précaire. Repartie de zéro avec une économie partiellement asphyxiée, la jeune République connaît un taux de chômage de 30 à 60 % selon les régions, provoquant un exode massif des forces vives du pays. Certains villages se dépeuplent au rythme de bus entiers embarquant des familles avec armes et bagages vers une Russie en mal de population, qui feint de tendre les bras mais continue à considérer les Caucasiens comme des citoyens de seconde zone, corvéables à merci. Une Russie qui, du reste, a imposé à l’Arménie de se rallier à sa zone économique au 1er janvier 2015, au détriment d’un accord pourtant souhaité avec l’Europe. Difficile pour la jeune République de refuser, car les garnisons russes basées sur son territoire, entre autres à Gumri, apparaissent comme les seules susceptibles d’empêcher des débordements turcs. L’histoire - hélas ! - a démontré que l’Europe est bien loin...
Enfin, paradoxe de l’histoire, l’Arménie accueille, aussi bien qu’elle le peut, plus de 10 000 réfugiés syriens, qui retracent en sens inverse le chemin de leurs ancêtres...

Espoirs
On relèvera cependant plusieurs points positifs dans cette République en croissance : une jeunesse militante, soucieuse de construire une société démocratique et solidaire, animant de très nombreux mouvements citoyens ; de grandes ressources intellectuelles, avec une remarquable capacité d’adaptation et un bel essor de l’informatique et d’internet, essentiels pour un pays si enclavé ; le développement du tourisme, à la découverte d’un très ancien patrimoine chrétien ; un soutien continu de la diaspora russe, européenne et américaine, qui se traduit même par le retour d’Arméniens de l’étranger qui souhaitent contribuer à construire leur pays et à y élever leurs enfants dans un environnement familial plus sain ; le rôle majeur joué par l’Eglise apostolique arménienne,[6] dont le siège principal [7] est à Etchmiadzine en Arménie, et qui pendant des siècles représenta le seul centre de ralliement des Arméniens exilés à travers le monde.

Se souvenir
A l’heure où l’on se prépare à faire mémoire du génocide des Arméniens, les survivants et leurs descendants continuent à se mobiliser pour que ce crime contre l’humanité soit reconnu universellement. Il leur appartient d’intensifier concrètement en parallèle le dialogue entre la diaspora et les citoyens arméniens, pour construire ensemble un projet commun, au-delà de leurs deux histoires distinctes,[8] seule garantie à long terme de leurs respectives survies. C’est aussi le défi en Arménie depuis dix-huit ans de l’association KASA, qui cherche à lutter contre un exode économico-politique que d’aucuns qualifient de génocide blanc. Le destin des Arméniens ? « Rester... Témoigner de la force du vivant », résume Pascal Maguesyan.[9]

[1] • Komitas Action Suisse-Arménie (www.kasa.am).
[2] • Cf. par exemple Taner Akçam, Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, traduit du turc par Odile Demange, Paris, Denoël 2008, 496 p.
[3] • Citons quelques films : Henri Verneuil, Mayrig, Robert Guédiguian, Le voyage en Arménie, les frères Taviani, Le mas de alouettes (adapté du roman d’Antonia Aslan, Il était une fois en Arménie), Atom Egoyan, Ararat, Fatih Akin (turc), The Cut. Voir aussi les pp. 32-33 de ce numéro.
[4 ]• Laurence Ritter et Max Sivaslian, Les restes de l’épée. Les Arméniens cachés et islamisés de Turquie, Paris, Thaddée 2012, 250 p.
[5] • Sous la direction de Raymond K. Kévorkian et Yves Ternon, Paris, Seuil 2014, 512 p.
[6] • Les premiers Arméniens furent convertis par les apôtres Thaddée et Barthélémy, d’où son nom d’Eglise apostolique. On parle aussi d’Eglise grégorienne, car vers 301 le roi Tiridate IV d’Arménie se convertit au christianisme grâce à Grégoire, un jeune noble chrétien. En 451, les Arméniens, occupés à lutter pour leur survie contre les Perses, ne participèrent pas au concile de Chalcédoine, de sorte qu’ils font partie, avec les coptes et les syriaques, des Eglises dites non chalcédoniennes. En 1997, Jean Paul II et le catholicos Karékine Ier ont signé un acte de reconnaissance réciproque entre leurs deux Eglises. En Suisse, il y a une église arménienne à Troinex (Genève). On trouve aussi 300 000 Arméniens catholiques, dits uniates car ils sont rattachés à Rome tout en gardant leurs rites, qui ont leur siège au Liban, ainsi que 200 000 Arméniens protestants, surtout à partir des missions protestantes américaines et allemandes du XIXe siècle.
[7] • Garégine II est depuis 1999 le « catholicos de tous des Arméniens », avec siège à Etchmiadzine. Aram Ier est le catholicos de Cilicie, avec siège au Liban et juridiction sur les pays du Moyen-Orient. Il y a encore deux patriarches locaux à Constantinople et au couvent Saint-Jacques de Jérusalem.
[8] • Artzakank-Echo, journal de la communauté arménienne de Suisse, vient d’éditer un numéro spécial, où douze Arméniens de Suisse relatent leurs histoires familiales, souvent bouleversantes. ()
[9] • Pascal Maguesyan, Chrétiens d’Orient. Ombres et Lumières, Paris, Thaddée 2013, p. 310. Très beau témoignage actuel d’un journaliste qui a rencontré la plupart des communautés chrétiennes d’Orient.

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