Jacqueline Kelen, Lettre d'une amoureuse à l'adresse du Pape, La Table Ronde, Paris 2007, 144 p.
L'énoncé annonce bien le propos : ce n'est pas au titre de vierge ou de mère que Kelen se situe comme femme, mais d'amoureuse reliée à une transcendance, éternel féminin au sens qu'entendait Goethe. Les femmes se sont trompées de combat en focalisant leurs revendi-cations sur le droit d'être ordonnées, au risque de singer le masculin. Et surtout, elles ne sont pas sorties de la tentation de privilégier la descendance - d'abord confinées dans leur rôle de mère, elles ont ensuite revendiqué la liberté de procréer et la contraception - ou l'immanence - changer ce monde, ces lois, briguer des postes.
Ce faisant, postule J. Kelen, elles ont négligé leur vraie vocation sacerdotale, à savoir leur mission prophétique et spirituelle. De Galilée en Judée, Jésus a cheminé en compagnie de femmes. Une en particulier apparaît trois fois, Marie-Madeleine, chez Simon le pharisien, à Béthanie et à la Résurrection. Non pas la pécheresse que l'Eglise a trop souvent stigmatisée, mais l'amoureuse qui baigne les pieds de Jésus de ses larmes et de ses parfums. La vraie mystique se nourrit d'érotique, au sens noble du terme.
Toute notre histoire judéo-chrétienne est heureusement jalonnée de telles figures libres et ardentes : Déborah, juge et prophétesse, Hulda, conseillère du jeune roi Josias, les Sibylles qui ont même leur entrée au Vatican, Catherine d'Alexandrie qui tint tête à 50 philosophes, ou Geneviève, victorieuse d'Attila. Aliénor d'Aquitaine, les religieuses de Fontevrault, obligatoirement veuves - et non vierges -, communautés mixtes relayées aujourd'hui par des communautés telles que Bose ou Sant'Egidio. Et que dire de ces grandes moniales habitées par l'Esprit : Hildegarde de Bingen, Catherine de Sienne, Brigitte de Suède ? Sans oublier d'évoquer ces belles amitiés entre mystiques, de François et Claire, à Thérèse d'Avila et Jean de la Croix ou, aujourd'hui, Adrienne von Speyr et Hans Urs von Balthasar?
La vocation de la femme
Reste à préciser la force de ce féminin transcendant, au-delà des fades réductions psychologiques et sociologiques : « Je ne m'intéresse ni à la féminité, séduisante ou douce, ni à l'anima chère aux jungiens (...) ni aux fadaises newageuses qui brassent énergies et vibrations (...) La Femme est femme en majesté, verticale, reliée au Divin et passeuse de Divin : elle inspire, éveille et réveille, elle oriente, éclaire, illumine. Elle est guide céleste et si je puis dire porteuse de Dieu - non pas dans son ventre mais en qualité de pneumatophore. Elle peut être aussi Epiphanie de la Gloire divine en ce monde (...) Femme flamme. Ou Femme revêtue de soleil, comme elle apparut à Jean de Patmos» (pp. 64-65). Celle même qu'évoque Teilhard dans L'Eternel féminin.
Femme au coeur noble, prophétesse dont la mission pourrait se résumer aux trois dimensions de Beauté, Amour et Liberté, charismes de joie, signalant le mystère de l'invisible, alors que l'homme se situerait davantage du côté de la Force, de la Justice et de la Vérité, charismes de paix, instituant la loi de l'ordre visible. Deux vocations appelées à se compléter, dès l'origine du monde, à condition de pouvoir s'affirmer l'une et l'autre.
Union mystique avec une partenaire, pour passer de l'amour protecteur de la mère, à l'amour de la femme, qui est invitation au grand large et au risque. Et de revaloriser cette figure de Marie-Madeleine aimée de Jésus, mais symptomatiquement d'autant plus occultée ou salie par une Eglise timorée, que le culte de Marie Vierge est davantage promu.
Une ânesse courageuse
A maintes reprises, J. Kelen se définit comme l'ânesse de Balaam. Fidèle, têtue, aimante, elle invite énergiquement les hommes de l'Eglise catholique à reconnaître la force positivement subversive de l'éros authentique, mis au service de la vie et de la liberté profonde, et de l'ensemble des charismes féminins. Et de lancer cet appel en forme de défi : « Cher Benoît XVI, et vous tous, évêques, cardinaux, prêtres et abbés, n'ayez pas peur d'accueillir la Femme et d'écouter sa parole ! »
Le ton est constamment respectueux mais ferme : « Je ne me sens (...) ni égarée ni orpheline par rapport à l'Eglise et à la religion dans laquelle j'ai été élevée, mais j'aimerais croire que les femmes, dans peu de temps, y seront reçues et honorées à leur véritable rang. Si ce temps n'advient pas, je me sens libre de ?tout laisser et de suivre le Christ? : tout laisser, y compris le clergé arrogant ou somnolent, des assemblées pesantes, de mornes cérémonies, des sermons indigents? je continuerai seule, avec la petite ânesse, nez au vent, oreilles et coeur en éveil » (pp. 135-136).
Cette lettre est courageuse. Elle récuse deux attitudes réductionnistes corollaires. D'une part, elle refuse un aplatissement de la condition féminine par des catégories psychosociales qui escamotent la richesse spirituelle de la femme ou l'incitent à revêtir un uniforme masculin. D'autre part, elle rejette une ecclésiologie timorée qui persiste à infantiliser la femme et à ne pas lui accorder un rôle de réelle partenaire dans la construction du monde. Et d'évoquer la tradition courtoise de la Fin'Amor, pour magnifier la richesse d'une érotique spirituelle.
Avec le risque néanmoins de facilement schématiser : spirituel contre temporel, vertical contre horizontal... Que devient la Femme éternelle au coeur du quotidien ? Vieux débat entre l'essence et l'existence? Ou d'évacuer un peu rapidement des questions brûlantes, telles que l'accès au ministère sacerdotal.
En bref, le plaidoyer d'une ânesse fort futée, dont le principal mérite est de revaloriser un dialogue des âmes et des coeurs entre hommes et femmes. Il y a un siècle, Les grandes amitiés de Jacques et Raïssa Maritain magnifiaient des relations humaines de qualité. Ce livre source est de la même veine, dans un contexte également matérialiste.