Outre le filtrage des candidats, seuls les partis qui acceptent le système islamique tel qu’il est formulé par la Constitution sont reconnus. Les parlementaires doivent accepter la tutelle absolue du juriste théologien, c’est-à-dire du Guide. Tous les élus sont donc issus du même système de pensée, même s’il existe parmi les parlementaires des factions traduisant des sensibilités ou des intérêts différents. En simplifiant à l’extrême, on classifiait par le passé les politiciens entre conservateurs et réformateurs. Depuis l’élection présidentielle de 2009, la non reconnaissance de la victoire du candidat des réformateurs, la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et la répression des manifestations qui s’en sont suivies, le mot réformateur, compris par les autorités comme “opposition au système”, n’est plus admis. Les politiciens préfèrent s’en tenir au terme modéré.»
Les élections de février concernaient aussi l’Assemblée des experts. Là encore certains candidats ont été écartés, comme Hassan Khomeyni, petit-fils du père de la révolution. Il avait soutenu les réformateurs en 2009. Est-ce le signe que la réalité ne change pas ?
«L’Assemblée des experts est composée de mollahs, c’est-à-dire de religieux. Elle se réunit très rarement et a peu d’importance. Sa seule tâche est d’élire le Guide. Mais en fait d’élection, elle se contente d’avaliser la proposition du premier Guide Khomeyni, de choisir pour lui succéder Ali Khamenei. Ainsi, depuis 1979, l’Iran n’a connu que deux Guides ! Quant à Hassan Khomeyni, petit-fils du fondateur de la République islamique, sa candidature à l’Assemblée des experts a sans doute été écartée moins du fait de ses positions politiques que de sa filiation, qui lui aurait conféré trop de poids au sein de cette assemblée.»
Bien des pays du Moyen-Orient se désagrègent dans des guerres, territoriales ou civiles. La société iranienne dans ce contexte paraît extrêmement stable. Comment l’expliquez-vous ?
«Il y a deux facteurs essentiels. L’Iran est un “vieux pays” (la Perse) et non un Etat fabriqué après la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire ottoman. Les seuls pays comparables dans la région sont la Turquie et l’Egypte. Les racines de la nation iranienne sont donc solides. Son identité préislamique est d’ailleurs très présente. Le calendrier solaire en vigueur dans ce pays, par exemple, trouve ses racines dans les traditions zoroastriennes. Et puis, face à la société iranienne, il y a un Etat fort, qui ne partage pas toujours les mêmes valeurs que l’ensemble de la société, mais qui dispose de moyens coercitifs importants. C’est cet alliage entre une tradition nationale-étatique véritable et un pouvoir fort qui permet, pour le moment, la stabilité du pays.»
Une nouvelle révolution n’est donc pas envisageable ?
«Les Iraniens ont fait une révolution il y a 36 ans et ils en payent toujours le prix. Ils n’en veulent plus ! Surtout quand ils voient ce qui se passe en Irak et en Syrie et plus généralement à la suite des printemps arabes. Ils préfèrent la stabilité. Au moment de la révolution de 1979, les mollahs se sont retrouvés face à une société très occidentalisée, donc plus difficile à réislamiser. L’Iran, ce n’est pas la société saoudienne ! Les jeunes iraniens critiquent leurs parents pour avoir participé au renversement du shah. Ils espèrent changer le pays par la voie des urnes, même si depuis 2009 ils sont désillusionnés et misent plutôt sur un épanouissement personnel via les relations sociales, les arts, les études ou la technologie. Les Iraniens préfèrent rechercher les failles du système. Ils tentent de résister à l’islamisation et aux religieux en grignotant des espaces de libertés, principalement dans la sphère privée, même si c’est très difficile et si cela conduit souvent en prison. C’est particulièrement vrai pour les femmes,2 les artistes, les journalistes, les écrivains, les avocats...»
La signature à Vienne, en juillet 2015, du traité entre l’Iran et les pays du « P5+1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) augure un nouveau boom économique pour la République islamique. Pourra-t-il mener à une transformation politique ?
«Bien sûr, on ne peut pas dissocier économie et politique, mais les conservateurs vont tout faire pour limiter les retombées positives en faveur de la classe moyenne. Ils vont tenter de rediriger les flux financiers vers les groupes qui leur sont liés, c’est-à-dire les gardiens de la révolution, leurs familles et leurs alliés. Cela représente environ 15 à 20 % de la population totale. Ces bénéficiaires leur seront encore plus redevables. Cela va sans doute renforcer le clientélisme. La réussite des négociations de Vienne est certes due à Rohani, même si celui-ci n’aurait jamais pu les entreprendre sans le soutien du Guide Khamenei. Reste que la population sait que le ministre des Affaires étrangères Mohammad Zarif et le président ont joué un rôle important dans la réalisation de l’accord. Vous imaginez, une solution diplomatique alors qu’il y avait un risque de guerre ! C’est une formidable évolution au Moyen-Orient ! Qui rehausse l’aura et la popularité des modérés. Les conservateurs vont tout faire pour limiter ce gain de popularité, notamment en restreignant l’essor économique des classes moyennes. Cela paraît cynique, mais c’est cohérent avec le principal enjeu que poursuit le régime : sa survie en tant que République islamique. Pour Rouhollah Khomeyni, la création d’une République islamique était la plus grande victoire de l’islam depuis quatorze siècles. L’intérêt du peuple venait en second. Cela n’a pas changé depuis.»
Les résultats des élections américaines influenceront le maintien ou pas de relations apaisées avec l’Iran. Que va-t-il se passer si on se retrouve avec Donald Trump, président des Etats-Unis ?
«C’est un énorme problème, auquel je ne peux pas répondre. Celui qui sera élu va-t-il respecter les accords signés ? Difficile à dire. La majorité du Congrès américain est opposée au traité de Vienne. Obama a réussi à le faire passer grâce à son droit de veto. Il y a un facteur cependant qui favorise son maintien, c’est qu’il ne s’agit pas d’un accord bilatéral entre les Etats-Unis et l’Iran, qui pourrait facilement être dénoncé. Il a été enregistré auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies, c’est-à-dire avec l’aval des cinq membres permanents de celui-ci plus l’Allemagne, ce qui en principe le rend plus solide.»
Bien qu’étant dirigé par des mollahs, le régime paraît intéressé à dialoguer avec d’autres religions. Le président iranien a rencontré le pape François fin janvier. Et en février, une conférence sur le rôle des religions dans la construction de la paix s’est tenue à Qom, en Iran, à laquelle a participé le cardinal Turkson, président du Conseil pontifical Justice et Paix. La tolérance religieuse s’améliorerait-elle en Iran ?
«Il n’y a pas de véritable problème à ce niveau. Certes les communautés non musulmanes ont fondu comme neige au soleil à partir de la révolution islamique. Il y avait 100 000 juifs en Iran à l’époque du shah, contre 10 000 aujourd’hui, mais ils peuvent vivre leurs rites sans problème et ont leurs synagogues. La seule minorité qui est vraiment réprimée et n’a jamais été reconnue est le bahaïsme. Il y a toujours eu, en outre, énormément de relations entre les leaders religieux de l’Iran et ceux d’autres religions. L’Iran a des relations diplomatiques avec le Vatican depuis 500 ans et il y a toujours eu un ambassadeur d’Iran au Vatican et un nonce à Téhéran, même en 1979, après la révolution. De même, il y a un dialogue religieux intensif avec les orthodoxes russes. Officiellement, outre l’islam, trois religions sont reconnues dans le pays : le christianisme, le judaïsme et le zoroastrisme. Dans le dernier parlement, cinq députés d’autres religions siégeaient, représentant leur minorité : trois chrétiens, un juif et un zoroastrien. La situation, par contre, est inconfortable pour les sunnites. Il y a certes quelques députés sunnites, mais ils ne siègent pas au parlement comme un groupe distinct. Quant au sein du gouvernement, il n’y a pas un seul ministre sunnite, alors que 10 % de la population iranienne est sunnite. Et dans la capitale, à part quelques lieux de prière, il n’y a pas une seule mosquée sunnite alors qu’ils sont probablement plusieurs centaines de milliers vivant à Téhéran.»
Y a-t-il un désir de la part de l’Iran de se profiler comme le leader du monde chiite et d’étendre son influence face à l’Arabie saoudite ? Par exemple en soutenant le gouvernement syrien ?
«L’ambition du régime iranien se trouve dans le titre même de République islamique, qui ne fait pas mention des chiites. Le chiisme étant minoritaire en islam (il y a 200 millions de chiites dans le monde et 1,3 milliard de sunnites), l’ayatollah Khomeyni ne voulait pas se faire enfermer sous cette étiquette. Son ambition était plus vaste. Le discours autour d’un “arc chiite” (ou croissant) est développé par les sunnites. Les Iraniens n’utilisent jamais cette expression. C’est le roi de Jordanie et l’ex-président égyptien Moubarak qui l’ont utilisée pour la première fois. Khomeyni a donc essayé de minimiser la division chiite-sunnite et s’est présenté en leader “islamique” ou panislamique. C’est pour cela que sa révolution a eu des échos dans l’ensemble du monde musulman, en Indonésie, en Afrique noire, etc. Le régime soutient d’ailleurs aussi des mouvements sunnites, comme le Hamas en Palestine, même si, globalement, pour étendre son influence, il s’est fortement appuyé sur les chiites.
Cette ambition, par contre, a évidemment été mal vue par la monarchie saoudienne, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le wahhabisme est un mouvement religieux très rigoureux, qui prône un retour aux sources premières de l’islam ; il rejette le chiisme et voit en ses adeptes des apostats. Ensuite, Khomeyni reprochait aux Saoudiens ses relations avec les Etats-Unis et de pratiquer selon ses dires un islam américain. Il leur demandait aussi l’internationalisation des lieux saints, ce qui est impensable pour les Saoudiens, car c’est là le principal moyen de légitimation de la monarchie. Autre divergence, l’Iran est une république, alors que l’Arabie saoudite est une monarchie. A partir de là, une guerre froide s’est installée entre les deux pays. Elle s’est intensifiée avec l’extension de l’influence iranienne suite au renversement de Saddam Hussein en 2003, qui a permis aux chiites irakiens, pour la première fois de leur histoire, d’accéder au pouvoir.
En ce qui concerne la Syrie, les Iraniens fournissent au président Bachar el-Assad des moyens financiers, des armes et des conseillers techniques et militaires. L’Iran se sent très redevable au régime syrien. C’est le seul Etat arabe qui est resté son allié depuis la révolution islamique, même durant la guerre Iran-Irak. C’est aussi à travers la Syrie que l’Iran a pu former le Hezbollah au Liban. Si Bachar el-Assad tombe, les Iraniens perdront plus de trente années d’investissement dans l’axe Téhéran-Damas-Beyrouth qu’ils ont créé. Ce positionnement dans le conflit syrien n’est pas nécessairement bien vu par le peuple iranien, qui ne voit pas pourquoi le gouvernement ne s’occupe pas en priorité des difficultés économiques de sa propre population avant de soutenir le régime syrien ou le Hezbollah libanais ! Les Etats font de la géopolitique, mais les gens n’en vivent pas.»
1 • Les réformateurs et les modérés ont obtenu trois fois plus de représentants que lors du dernier mandat. Sur 290 sièges, 103 sont occupés par des conservateurs ou proches, 95 par des réformaeurs/ modérés ou proches et 14 par des indépendants dont la tendance politique est encore inconnue. Un second tour devra être organisé pour départager les candidats qui n’ont pas obtenu suffisamment de voix en février. (n.d.l.r.)
2 • Les femmes, par exemple, n’ont pas le droit de chanter en solo devant un public. Le documentaire No Land’s Song, du réalisateur iranien Ayat Najafi, sorti en salle le mois passé, montre le parcours de combattant de sa sœur Sara, compositrice, pour organiser un concert de femmes solistes à Téhéran. (n.d.l.r.)
A lire encore l'article de Jacques Berset, de cath.ch-apic sur la situation des chrétiens d'Iran.