banner politique 2016
mardi, 11 avril 2017 09:02

Le déclin de l’Occident, quel déclin?

Declin OccidentDe plus en plus l’on entend des propos inquiets devant un prétendu déclin de l’Occident. Souvent, cette inquiétude se fonde sur l’invocation d’un historique judéo-chrétien. On peut et on doit s’étonner de cette justification, le point de vue chrétien étant bien antérieur à l’apparition de la notion d’Occident ; son origine, d’ailleurs, était plutôt en Orient...

Sachant de plus que le mot catholique signifie universel, il y a de quoi s’interroger. Des fantasmes, des peurs ancestrales, des stigmatisations, des extrémismes politiques ne sont-ils pas en train d’instrumentaliser l’histoire, la religion?

La foi est tout aussi universelle que les valeurs de dignité humaine, la foi chrétienne comme toutes les fois d’ailleurs, qui ne sont que l’expression de l’«unité transcendante des religions» pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Frithjof Schuon.

Et du reste, la fin de l'Occident, est-ce vraiment un problème?

Le déclin des droits humains
Lorsque les pays de l’OCDE ne forment plus qu’un sixième de la population mondiale, les déclinistes courent après un passé définitivement révolu. Un monde qui ne serait plus en mains du mâle dominateur blanc? Ce serait plutôt une bonne nouvelle... Par contre, ce qui mérite notre attention, c’est le déclin des droits humains. Le déclin de l’esprit d’analyse, le déclin de l’adhésion aux valeurs de base du vivre ensemble sans lesquelles dominent oppression et prédation, le déclin de l’esprit de solidarité, de créativité et d’entreprise. Et parallèlement, la montée du complotisme, des sombres ruminations, des frustrations.
Ce qui doit nous faire souci est que l’on puisse rejeter comme «politiquement correct» l’idée d’une société faite de droits et de devoirs, la vision d’un monde dont les enjeux, particulièrement environnementaux, mais aussi sociaux, ne peuvent être traités que par la coopération entre les peuples et les États, l’attachement à une éthique sociale fondée sur l’égalité de chances et de droits. Ce n’est pas le «déclin de l’Occident» qui fait peur, ce sont les déclinistes, créationnistes et autres climato-sceptiques qui nous fournissent, en effet, de beaux exemples de déclin intellectuel et moral. Mais du leur, pas du nôtre. Et l’Occident dont ils rêvent n’est pas le nôtre.
L’Occident a pris une responsabilité particulière face au monde, depuis qu’il a décidé, voici 500 ans environ, de partir à sa conquête, d’exporter ses modes de vie, de prétendre imposer à la Terre entière sa vision des choses. À l’époque, il n’était point question de droits humains, que d’aucuns rejettent aujourd’hui comme avatars du colonialisme occidental. Ces droits humains sont certes nés sur le terreau de la civilisation occidentale, mais ils ont toujours été la plateforme universelle de celles et ceux qui réclamaient justice, dignité et respect pour tous. Et si jamais cela avait été un avatar colonialiste, ce serait néanmoins un point à défendre au-delà du colonialisme et de la couleur de la peau de ceux qui les invoquent. Mis à part cela, Mandela, Martin Luther King, Gandhi seraient donc des Occidentaux? Des néocolonialistes?

Cadrer la mondialisation
Le vrai problème consiste à se donner les outils pour cadrer la mondialisation à la bonne échelle. Malgré toutes les limitations, ce que l’humanité a mis en place après les 52 millions de tués lors de la Seconde Guerre mondiale est infiniment précieux: le système des Nations Unies, les droits économiques, culturels et sociaux, la coopération au développement (aidant à ce que le plus de personnes puissent vivre dignement au pays), l’État de droit, la responsabilité éthique, environnementale et sociale de tout détenteur de pouvoir. Des système et références auxquels, succès historique sans précédent, l’ensemble des nations issues de la décolonisation de l’après-guerre ont adhéré et au sein desquels ils ont, avec une certaine efficacité, fait valoir leurs droits.
Alors tout cela serait dépassé, à jeter? Au nom de quelle alternative? D’une approche selon laquelle les intérêts d’un peuple, d’un État, d’un groupe seraient, par principe, opposés à ceux des autres; d’une vision qui se réduit à une seule chose, la loi du plus fort (à tous les niveaux, de la famille jusqu’à la planète), dans un monde voué à un éternel conflit, alors que les conditions cadre de notre vie ont radicalement changé. L’Occident, après avoir imposé au monde un mode d’exploitation colonial, s’être emparé des ressources des autres (et ce n’est pas fini), universalisé la société de consommation et de destruction de la nature, aurait-il le droit de fuir ses responsabilités de prédateur, de rejeter les valeurs qui doivent conduire à construire des équilibres viables et vivables sur cette Planète?

À nouveau le poison de la haine
Ce qui doit nous inquiéter, ce n’est pas un prétendu déclin de l’Occident, mais ce poison qu’à nouveau d’aucuns instillent dans les têtes des humains, à savoir qu’il n’y a pas d’intérêt commun à l’humanité, pas de valeurs universelles, pas de possibilité pour l’espèce humaine de prendre son destin en mains. L’admiration de l’extrême-droite pour les dictateurs (tout en revendiquant dans nos démocraties liberté d’expression et d’action) est d’un culot inégalé et on a envie de répondre: «Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, pas de tolérance pour l’intolérance.»
Lorsque la haine l’emporte sur la compassion, la civilisation est en péril. Parmi les signaux d’alarme qui ne trompent pas: la négation de l’égalité de droits, selon l’origine, le sexe, la race. La mise en cause de la laïcité de l’État et du caractère privé de la religion (point commun à l’extrême-droite et aux islamistes). L’affirmation de la suprématie blanche. La peur du métissage, alors que nous sommes pratiquement tous métissés à un titre ou à un autre. Le refus de prendre en considération la capacité des systèmes naturels (sols, biodiversité, ressources, océans, climat...) de répondre à nos sollicitations...
En automne 2015, il a suffi d’un million de réfugiés arrivant dans une Europe de 500 millions d’habitants pour déstabiliser durablement une bonne partie de l’opinion. Qu’en sera-t-il quand des millions de réfugiés du climat viendront frapper à nos portes, nous rappelant notre incapacité à prévenir les catastrophes globales? Oui, nous sommes en déclin mais pas du tout pour les raisons que l’extrême-droite cultive: en déclin de capacité d’action collective, en déclin de revitalisation des territoires en perdition, en déclin de parole politique, en déclin de valeurs humanistes.

L’histoire ne doit pas se répéter
Deux livres me paraissent soudain d’une actualité redoutable. Premièrement, l'autobiographie de Stefan Zweig, son dernier livre avant son suicide en février 1942 au Brésil, au paroxysme de la domination nazie, mussolinienne et japonaise du monde: Die Welt von Gestern, ou Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen. Zweig y décrivait de manière saisissante comment en une génération on passa de la coexistence, certes asymétrique, des peuples de l’Empire austro-hongrois à une intolérance exacerbée. Les mêmes lieux, les mêmes villes, les mêmes personnes, méconnaissables, devenus vallées de larmes et de haine, paysages du mépris pour qui avait le malheur d’être différent. Dans un passage émouvant, il raconte son dialogue avec Sigmund Freud, autre juif exilé de Vienne, venu à Londres à la toute fin de sa vie, rencontrant ce qu’il avait pressenti et décrit: la bête humaine, sous son fragile vernis culturel.
Secondement, une nouvelle biographie de Martin Luther King, signée par une spécialiste de l’histoire des États-Unis, Sylvie Laurent. Elle nous met face à une Amérique aux valeurs à la fois généreuses et universelles, mais fondamentalement ambivalentes car inégalement appliquées. La lutte de King n’était rien d’autre que de rappeler l’Amérique à l’observation de ses valeurs; un petit Blanc revanchard, décliniste, l’a abattu le 4 avril 1968. Et aujourd’hui, 50 ans plus tard, voici après le premier président noir, un successeur dont l’entourage n’a qu’une chose à reprocher au Ku Klux Klan: qu’on y fume des joints et accepte les homosexuels...
Ne permettons pas aux fantômes du passé de nous faire revivre les atrocités et horreurs du XXe siècle, faisons en sorte que l’idée de progrès demeure partagée et nous conduise à la cohérence, à l’exigence, à la compassion. Ne jouons pas avec ce qui nous fait vivre. S’il y a une guerre à mener, c’est contre la bête humaine en nous.

Lu 2189 fois