Introduction
En 2012, le nord de la Syrie -où vivent les Kurdes du pays- avait été abandonné par les troupes syriennes. Les Kurdes s’étaient alors organisés politiquement autour d’un contrat social (une sorte de constitution) et avaient créé des écoles où leur langue était enseignée. En mars 2016, ils avaient finalement créé la fédération autonome kurde sur les territoires du Rojava (1).
Les combattants kurdes syriens des Unités de protection du peuple (YPG) ont joué un rôle essentiel, salué par les Occidentaux, dans la lutte contre Daesh au nord de la Syrie. Ce qui n’a pas empêché qu’ils soient abandonnés à leur sort par les États-Unis une fois leur «nettoyage» effectué.
Cette brève expérience autonomiste des Kurdes de Syrie semble s’être clôturée à l’automne 2019, à la fin d’une pièce en trois actes. Tout d’abord, le retrait des forces américaines «alliées», déployées aux abords de la frontière. Puis l’offensive Turque du 9 octobre 2019 au nord de la Syrie, établissant une zone de sécurité le long de la frontière. Enfin l’accord turco-russe, signé le 22 octobre, à Sotchi, établissant le contrôle commun de la zone par les deux États.
L’objectif de l’offensive du 9 octobre dernier affiché par Ankara est le rapatriement d’une partie des 3,6 millions de réfugiés syriens accueillis par la Turquie depuis 2011. Il s’agit cependant principalement pour les Turques d’éloigner les YPG, qu’ils considèrent comme des terroristes -Ankara voit en elles le prolongement du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en conflit depuis 1984 avec l’armée turque- et d’empêcher la création d’un territoire autonome kurde en Syrie.
En quelques jours, la Turquie a conquis une bande frontalière longue de 120 km et profonde de 30 km. L’offensive a provoqué la mort de 150 civils et l’exode de 160’000 personnes, d’après l’ONU, tandis que plus de 7500 Kurdes de Syrie ayant échappé aux combats se sont réfugiés au Kurdistan irakien frontalier.
Les combattants kurdes se retrouvent ainsi aussi affaiblis face au régime syrien. En juillet 2018, ils avaient initié des pourparlers avec Damas pour arriver à une forme de reconnaissance de leur autonomie au sein de la Syrie. Un espoir bien compromis. Grâce à l’entremise de son allié russe, Damas va probablement reprendre le contrôle du Rojava (réd.)
Le témoignage de Giacomo Sini
C’était un samedi soir de l’automne 2014. Une chaîne de la télévision turque diffusait les images du drapeau noir de l’État islamique (EI) flottant au sommet d’une colline proche de la frontière entre la Turquie et la Syrie. Jour après jour, les médias diffusaient des informations sur la situation qui empirait au Rojava. Les conditions humanitaires étaient catastrophiques et je compris que ce n’était plus qu’une question de temps avant que l’EI prenne le contrôle de toute la région.
Je m’étais trouvé deux ans auparavant sur cette même frontière, invité par des amis kurdes. À la pensée qu’ils puissent subir le même sort que d’autres, victimes des violences des milices djihadistes, j’étais terrifié. Il n'y avait pas à hésiter une seule seconde: je me devais de retourner à la frontière pour rendre compte des évènements et apporter mon aide. C’était mon devoir de retourner au Kurdistan.
Au début du mois d’octobre, j’atterrissais ainsi en Turquie. Après 26 heures de bus, je me retrouvais à Suruç, tout près de la Syrie, en face de la ville assiégée de Kobane. La Turquie venait de fermer sa frontière, l’EI avançait au nord et des milliers de personnes étaient prises entre les tirs des djihadistes et les barbelés de la frontière. Un massacre de civils était sur le point d’être perpétré sous les yeux d’une communauté internationale silencieuse.
Yasmina, une jeune Kurde de Raqqa rencontrée durant les premiers jours que je passais dans l’un des hameaux frontaliers proches de Suruç raconte: «Nous nous sommes précipités vers la frontière alors que les milices de l’État islamique pénétraient rapidement dans la ville», me dit-elle. «Les combats étaient intenses, mais les soldats turcs ne nous laissaient pas passer. Un grand nombre de ceux qui tentaient de franchir la frontière étaient pris pour cible et tués. C’était horrible.»
Après quelques nuits terribles passées à fleur de barrières de séparation, à la suite de pressions exercées par des organisations internationales de droits humains, et suite à diverses tentatives kurdes d’enfoncer les barbelés, la Turquie a fini par ouvrir la frontière.
«Des milliers de personnes étaient en danger. En peu de temps, la Turquie était devenue le centre d’intérêt de médias internationaux. Le gouvernement turc ne pouvait pas laisser toutes ces personnes mourir sous leurs projecteurs. Sur nos talons, l’EI nous avait presque rattrapés», me dit encore Yasmina. «Sans le courage des forces de la résistance kurde et l’action de militants venus du monde entier, nous aurions été tués par les djihadistes à cause de l’indifférence de la Turquie.»
Des camps à deux visages
Durant les mois d’hiver qui suivirent, le paysage entourant Suruç se remplit de camps de réfugiés non officiels établis par le mouvement de solidarité kurdo-turc, avec le soutien des collectivités avoisinantes. Quant à la Turquie, elle avait créé ses propres camps de réfugiés d’où la langue kurde était bannie et où les enfants n’étaient autorisés à fréquenter que les écoles où l’on enseignait le turc et l’arabe.
Les blindés de la police militaire turque (Jandarma) patrouillaient chaque jour autour des villes frontalières et l’armée occupait des postes d’observation le long de la frontière. Au cours de ces mois, les autorités turques n’ont manqué aucune occasion de rendre la vie difficile à ceux qui se pressaient à la frontière. La surveillance était apparemment constante, alors qu’on accordait peu d’attention à ce qui se passait de l’autre côté.
Dans les camps de réfugiés, on pouvait entendre le bruit des bombes et des combats au Rojava. Les 60’000 occupants étaient en permanence inquiets au sujet de leurs proches qui n’étaient pas parvenus à se mettre à l’abri. La situation humanitaire était tragique et la présence croissante d’internationaux et d’organisations solidaires de la population kurde, le long de la frontière, constituait la seule lueur d’espoir. Les secours dans les zones proches du Rojava s’étaient organisés à la base, chacun ayant un rôle bien défini.
Le point central de l’immense solidarité fut sans conteste le centre culturel kurde Amara de la ville de Suruç. C’est là que furent souvent accueillis les représentants des médias internationaux et des militants du monde entier, réunis pour coordonner l’aide qu’ils apportaient. À Amara, j’ai rencontré des étudiants, des ouvriers et des habitants de la ville qui se portaient volontaires pour promouvoir la défense du «modèle du Rojava», prêts à en payer le prix fort, celui de leur vie.
C’est lors d’une journée de festivités à l’occasion de la libération de la ville de Kobane que je décidai qu’il était temps pour moi de passer en Syrie. Autour de moi, des milliers de gens pleuraient de joie et s’embrassaient. Je me souviens des sifflets et des applaudissements qui retentirent lorsqu’un gigantesque drapeau aux couleurs du Rojava fut hissé sur une hauteur de la ville, bien visible de la Turquie. Après avoir vécu quelques mois avec ces personnes, à l’écoute de leurs récits et en partageant l’expérience de la solidarité le long de la frontière, il m’importait de mieux comprendre pourquoi le projet du Rojava et leur victoire avaient pour elles tant d’importance.
Kobane
Un vaste désert de décombres et l’odeur acre de la fumée demeurée dans la ville après des mois de combats accueillaient ceux qui passaient la frontière pour entrer au Rojava. La guerre continuait au sud de la ville, mais à Kobane même, la population restée sur place faisait un effort héroïque pour revenir à une sorte de normalité. Ce n’était pas facile, la voie était semée de douleur. Certains réfugiés revenus de Turquie n’avaient fait qu’échanger la tente qu’ils avaient quittée sur le territoire anatolien pour une autre au Rojava, à côté de leur propre maison totalement détruite par les bombardements et les combats qui avaient dévasté la ville. Mais malgré cette situation désastreuse et de nombreux revers, on trouvait chez ceux qui, peu nombreux, habitaient encore la ville un esprit indestructible de liberté, de lutte et un espoir pour l’avenir.
Cette atmosphère a motivé ma décision de prendre du temps pour documenter la situation des Kurdes et d’accompagner le long voyage de ceux qui avaient décidé, en 2015 et 2016, de partir en direction du nord pour chercher à se refaire une vie en Europe.
Ce voyage est devenu pour beaucoup une simple manière de changer de prison. Après une longue marche à travers la Turquie et la Grèce, la plupart sont demeurés bloqués à la frontière de la Macédoine, accueillis par une nouvelle clôture de barbelés et des soldats revêtus d’un autre uniforme, prêts à tirer sur quiconque oserait forcer l’un des remparts méridionaux de la forteresse Europe.
Une fois de plus, c’était la vie dans une ville de tentes, improvisée près du village grec d’Idomeni. Je garde de ces journées un souvenir de fortes pluies, de tentes submergées par la boue et de nuits hivernales glaciales. Bientôt arriva le moment où ils durent choisir entre vivre abandonnés dans les limbes anonymes des camps de Grèce ou tenter de rentrer au Rojava, en passant par la Turquie. Entre, temps la Turquie avait subi une tentative de coup d’État militaire qui, une fois réprimé, avait entraîné la déclaration de l’État d’urgence. Celui-ci fut imposé avec rigueur sur toute l’Anatolie et frappa durement les organisations kurdes et les sympathisants de la gauche révolutionnaire turque. Ceux-là même qui étaient venus en 2014 pour gérer l’urgence à la frontière.
Entre temps, des milliers de gens avaient perdu la vie pour la défense du Rojava, comme ces jeunes tués durant l’été 2015, lors de l’explosion d’une bombe dans la cour du centre culturel d’Amara à Suruç, là où j’avais souvent passé la nuit durant mon séjour. Je garde un vif souvenir de la douleur qui m’a déchiré lorsque j’ai découvert qu’au nombre des victimes, il y avait des jeunes gens et des jeunes filles avec qui j’avais partagé des repas et de longues discussions, pendant les nuits glaciales de l’hiver.
L’attaque contre le centre d’Amara changea l’atmosphère qui régnait entre militants kurdes et turcs en Anatolie. La terreur érodait peu à peu l’enthousiasme, et les mesures d’exception et les vagues d’arrestations mettaient la solidarité sous pression. L’action des diverses organisations devenait de plus en plus difficile.
En janvier 2018, la Turquie intensifia sa politique contre les Kurdes en intervenant militairement dans l’enclave d’Afrin au Rojava. Il m’était impossible, dans ces circonstances, de poursuivre mon projet en territoire turc.
«L’opération entreprise par Erdoğan en Syrie et la répression militaire dans les régions kurdes du sud-est de la Turquie ne cherchaient pas seulement à mettre fin au mouvement de résistance kurde, mais elles visaient aussi à détruire définitivement la culture de ce peuple, compromettant de la sorte toute les futures demandes d’autonomie et les expériences d’autogestion de leur territoire par les Kurdes. Ce que l’EI n’a pas réussi à faire hier, le gouvernement turc semble aujourd’hui le mettre en œuvre.» Ce sont les derniers propos que j’ai pu recueillir de la bouche d’un jeune Kurde, dans le cadre de mon projet, à la fin de 2018, tout près du Rojava.
Octobre 2019, «l’opération source de paix»
Au début d’octobre 2019, Erdoğan décidait de faire un pas de plus à l’encontre de la Confédération de Syrie du Nord. Dans la nuit du 8 au 9 de ce mois, la Turquie a lancé L’opération source de paix comme elle dit. Il s’agit de la troisième intervention turque en Syrie depuis 2016, après Bouclier de l’Euphrate et Rameau d’Olivier. Des raids aériens et des tirs d’artillerie ont frappé le barrage de Bouzra (Derek), Qamishlo, Ain Issa, Mishrefa, Tal Abyad, Ras al Ayn (Serekaniye) et d’autres localités. Les sources locales indiquent qu’au cours des premiers assauts contre la Syrie du nord, deux avions ont effectué sept attaques dirigées principalement contre les zones de Serekanyie (Tal Abyad), ainsi que deux bombardements à Ain Aissa et un autre à Tall Abyad.
En outre, des tirs ciblés ont atteint à diverses reprises la ville de Qamishlo et ses faubourgs. L’une des zones les plus touchées de la ville est le quartier chrétien de Bisheria dont les habitants ont raconté que toutes les maisons civiles ont été incendiées
En raison de l’invasion turque, j’ai dû annuler mon énième voyage dans le nord de la Syrie; en effet, il est évident que les organisations humanitaires, les civils et les gens qui, comme moi, veulent observer la situation sont pris pour cible. Les Nations Unies signalent que ces attaques ont forcé 160’000 personnes à fuir. Ce que le jeune Kurde me disait en 2018, sur la frontière du Rojava, n’était pas de la propagande. À la lumière des évènements de ces derniers mois, il apparaît que sa triste analyse de ce qui est en train de se passer dans ces régions était correcte.
1.Lire également sur ce site, l’article de Giulia Bertoluzzi et Costanza Spocci intitulé Rojava et la question kurde
Et aussi, par les mêmes auteurs, Kobane-Suruç: 7 km de distance, 2 pays, 1 peuple