banner politique 2016
vendredi, 12 février 2021 11:30

Marthe Gosteli, figure du féminisme suisse

Marthe Gosteli en 1992 devant les archives © Elsbeth Boss/Fondation Gosteli Elle fut l’une des plus influentes activistes pour les droits des femmes et de l’égalité des sexes, jouant un rôle certain dans l’introduction du suffrage féminin au niveau fédéral, le 7 février 1971. La Suisse célébrant le cinquantième anniversaire de l’obtention des droits de vote et d’éligibilité des femmes, le moment est propice pour remettre en lumière la lutte exemplaire de la Bernoise Marthe Gosteli. Cette véritable icône, décédée à l’âge de 99 ans en 2017, a œuvré toute sa vie pour permettre aux générations futures d’écrire leur histoire et de préserver la mémoire de ces luttes, puisqu'elle fut la créatrice de la précieuse Fondation Gosteli qui regroupe les archives historiques du mouvement des femmes en Suisse. Hommage.

Devant ou derrière la scène médiatique, avec ou sans discours flamboyants, certaines femmes portent intrinsèquement en elles l'étendard de la liberté, de l'émancipation, des droits humains, de la démocratie, du progrès. Elles ont ce militantisme chevillé au corps, cette force de rassembler, cette endurance inépuisable, cette verve et cette éloquence inspirantes. Marthe Gosteli (1917-2017) est de cette envergure en Suisse. Elle a su éveiller les consciences, sensibiliser et améliorer la condition féminine sous le joug du patriarcat, marquant une rupture civique et politique radicale. Une bataille d’autant plus admirable à une époque où la parole de l’homme était la seule à compter, où la femme ne pouvait travailler sans l’accord de son mari ni ouvrir de compte en banque, où la religion représentait aussi une entrave puissante. «Sans connaissance de l’histoire, il n’y a pas de futur», tel fut le leitmotiv de cette figure incontournable de la première vague féministe qui a fait bouger les lignes.

Naissance d’une pionnière

Cette native de Worblaufen, à Ittigen, sise dans le canton de Berne, a passé son enfance dans la ferme de ses parents avec lesquels elle discutait souvent politique. Après le décès de son père, elle prend en main l’exploitation familiale, avec l’aide de sa mère et de sa sœur, se confrontant très vite aux contraintes patriarcales. Ses convictions sont ainsi nées de son éducation, comme elle l’évoque dans une interview de 2012. Surtout de sa mère, aux idées avancées, et de ses institutrices, qui l’incitent à se former pour gagner son indépendance financière. Elle s’oriente alors vers des études commerciales et effectue des séjours linguistiques, notamment à Londres.

C’est en 1940 qu’elle décide de s’engager. Une époque où la femme, solidement cantonnée à s’occuper des tâches ménagères à la maison, n’avait aucun pouvoir dans l’espace public. L’engagement politique, l’éducation et la sensibilisation deviennent ainsi ses principaux moteurs pour lutter contre les inégalités et les discriminations. Elle a 23 ans lorsqu’elle devient membre de l’Association bernoise pour le suffrage féminin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle intègre le département presse et radio de l’état-major de l’armée suisse, puis dirige la section film au service d’information de l’ambassade des États-Unis à Berne. Elle y apprend les rudiments des relations publiques et de la diplomatie.

Au milieu des années 60, elle met ses acquis et son expérience au service du mouvement des femmes et rejoint différents organismes sur les dix années suivantes. Elle préside l'Association bernoise du suffrage féminin, devient vice-présidente de la Fédération des organisations féminines suisses, puis de l’Alliance suisse des sociétés féminines (ASF). En 1970, elle prend la direction de la Communauté de travail des associations féminines suisses pour les droits politiques de la femme. C’est grâce à ses négociations avec le Conseil fédéral que cette organisation contribue au suffrage féminin le 7 février 1971, voté par une majorité d’hommes favorable au changement. Un combat de longue haleine, mené souvent aussi auprès des femmes les plus récalcitrantes, convaincues que l’homme est supérieur.

Les archives Gosteli

Bâtiment des Archives sur l’histoire du mouvement des femmes en Suisse © Fondation GosteliMais c’est avec les Archives sur l'histoire du mouvement des femmes en Suisse que Marthe Gosteli crée une révolution. Dans ses recherches, elle se rend compte que les diverses associations de femmes disposent chacune de documents historiques dispersés çà et là, mais qu'aucun endroit ne les rassemble de manière officielle et ordonnée, même s’il y a déjà eu des tentatives. La Fondation Gosteli, installée dans la ferme de ses parents, voit ainsi le jour en 1982. Son objectif est de sauvegarder et d’inscrire ces actions dans la conscience collective, les manuels d'histoire, l'enseignement scolaire et dans la formation des adultes. «Si les femmes ne sont pas égales dans l’histoire, elles n’auront jamais vraiment l’égalité des droits», rappelle-t-elle dans l’interview de 2012. La prédominance patriarcale montre que les femmes sont souvent oubliées, effacées de l’Histoire.

La Fondation sert ainsi de centre névralgique, accessible au public et à la recherche. Les documents, dont beaucoup ont été sauvés de la destruction au milieu du XIXe siècle, émanent de près de cent associations. Ils comprennent des photos, des affiches d’expositions, des travaux universitaires, des cassettes audio et vidéo. Mais aussi des dossiers biographiques sur des figures marquantes qui ont eu un rôle actif et un impact significatif sur la politique, l'économie, l'éducation, la culture, la famille. Une bibliothèque réunit une collection importante de livres, de brochures et de périodiques. Un inventaire numérique des fonds est également accessible en ligne. De nombreux étudiants viennent ainsi se documenter pour leurs travaux à la Fondation. Tout comme des professionnels. La scénariste et réalisatrice suisse Petra Volpe a justement puisé ses sources dans ces archives précieuses pour son film Die göttliche Ordnung (L’ordre divin, projeté en France sous le titre Les Conquérantes), sorti en 2017, centré sur la mobilisation des femmes d'un petit village suisse pour le droit de vote.

Le combat d’une vie

Marthe Gosteli en 2000 © Elsbeth Boss/Fondation GosteliDepuis leur création et par la force d’engagement de Marthe Gosteli, ces archives, considérées comme un centre de recherche d'importance nationale, ont pu être financées en toute indépendance. Si les fonds privés n’étaient assurés que jusqu’en 2021, menaçant leur pérennisation, les archives vont pouvoir être préservées. La Confédération a validé le 12 janvier dernier une aide de 2,2 millions de francs sur quatre ans à ce «lieu symbolique de la longue exclusion des femmes suisses des institutions étatiques», garantissant maintien et développement.

Celle qui n’a jamais voulu se marier est décédée le 7 avril 2017 à l’âge de 99 ans. Un siècle de lutte, sans répit, qui l’a érigée en icône féministe et en archiviste notable. Marthe Gosteli a reçu de nombreuses distinctions dont le Prix de la section suisse de la Société internationale des droits de l’homme. Une récompense importante pour cette militante à l’énergie inépuisable, qui formulait encore dans l’interview: «La libération de la femme est celle des droits humains (…), la plus grande révolution pacifique du XXe siècle.» Et de conclure dans ce qu’il reste à régler: «L’égalité salariale et la représentation des femmes en politique, dans l’économie et dans tous les domaines de la société (…) Mais, tout comme la question de l’éducation, cela doit être mené avec les hommes, et non sans eux.»

Lu 1723 fois