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jeudi, 01 octobre 2015 14:30

Messager de l'invisible

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Lorsque l’on me demande ce qu’est un ange, je réponds spontanément par une boutade : « C’est le milieu de l’év-angile ! » Et d’ajouter aussitôt qu’il faut trois éléments pour faire un ange : un expéditeur, un destinataire et un portemessage... auquel, pour être certain que le message sera porté rapidement, il convient de donner des ailes ! Une boutade, vraiment ?[1]

La Bible est claire sur un point lorsqu’elle nous parle d’ange(s) : l’ange disparaît complétement derrière sa mission de porte-message. Certes, au cours des siècles, la notion d’ange a évolué dans la rédaction des livres qui constituent la Bible, et il vaut la peine de s’y attarder un instant si l’on ne veut pas laisser notre imaginaire se peupler d’êtres fantasmagoriques, plus proches de la bande dessinée que de la réalité spirituelle. Et surtout pour comprendre que la révélation biblique n’en fait pas d’abord l’antithèse des démons, à l’instar du roman policier de Dan Brown[2] ou du récent numéro de la revue Le Monde de la Bible,[3] par ailleurs excellente.

Celui qui est avec
Lorsque le peuple de la Bible arrive en terre promise, il est profondément marqué par une expérience unique autant qu’inoubliable : sa rencontre dans le dé sert avec Celui qui est avec (Ex 3,17). C’est le nom que la voix sortie du buisson ardent donne à Moïse et par lui à son peuple : Dieu est avec, en toutes circonstances. Et il se manifestera dorénavant à son peuple tout le long de sa marche.
Le texte biblique nous parle ainsi de cette présence sous forme de nuée lors de la traversée du désert : « colonne de nuée le jour, pour leur ouvrir la route, colonne de feu la nuit, pour les éclairer ; ils pouvaient ainsi marcher jour et nuit. Le jour, la colonne de nuée ne quittait pas la tête du peuple, ni, la nuit, la colonne de feu » (Ex 13,21-22). Fort d’une telle assurance, le peuple comprenait qu’il pouvait vivre en toute sécurité. Evidemment, cela avait un coût, très vite exprimé en langage de fidélité à ce Dieu, unique et sauveur : « Tu n’auras pas d’autres dieux... » Le monothéisme était né.
Rapidement, la confrontation avec d’autres peuples et cultures nécessite de préciser qui et comment est ce Dieu. Face aux mythologies orientales, la Bible se met à représenter Celui que l’on ne peut voir comme un roi oriental, entouré de sa cour ; ainsi, un certain Michée, fils de Yimla, prophète à la cour d’Achab : « J’ai vu le Seigneur assis sur son trône et toute l’armée des cieux debout auprès de lui, à sa droite et à sa gauche » (1 R 22,19).
Progressivement, on cherche à décrire de quoi est composée cette « armée des cieux » ; on y verra alors des « saints », mais aussi des « fils de Dieu » et des messagers, en groupe ou seuls, suivant la mission qui leur est con fiée.
On le comprend aisément : devant l’apparente banalité parfois du message à transmettre, le respect que l’on doit à Celui dont on ne prononce pas le nom[4] oblige le rédacteur biblique à l’habiller d’une réalité perceptible ; comme par exemple lors de l’apparition à Abraham : « Le Seigneur apparut à Abraham aux chênes de Mamré alors qu’il était assis à l’entrée de la tente dans la pleine chaleur du jour. Il leva les yeux et aperçut trois hommes debout près de lui. A leur vue, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre, se prosterna à terre et dit : “Mon Seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, veuille ne pas passer loin de ton serviteur” » (Gn 18,1- 3).
L’ « erreur grammaticale » dans le texte ci-dessus fait hésiter sur le nombre des présents : sont-ils un, deux ou trois ? Par la suite, dans le récit, il sera question tantôt des hommes (aux versets 16 et 22), tantôt de deux anges (Gn 19,1), voire de l’ange de YHWH (Gn 16,7 ; 22,11 ; Ex 3,2 ; Jg 2,1), pour conclure que théologiquement cela n’a pas d’importance puisqu’il s’agit du seul et unique Seigneur.
Et les rédacteurs bibliques de prendre l’habitude, pour désigner la présence de Dieu sans en dévoiler l’apparence, de mettre en scène l’ange, qui se manifeste sous une forme visible, dans une lumière inaccessible, qui est bien au-delà du blanc mais en dévoile l’éclat. L’ange de YHWH de cette littérature biblique archaïque imprégnera le peuple des croyants de cette affirmation théologique essentielle : il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y a que Dieu !
Il est même arrivé que la Bible attribue aux anges des tâches bonnes ou mauvaises. On trouvera certains passages, dans un langage très imagé, qui parlent de Dieu qui envoie son bon ange pour veiller sur son peuple, et d’autres où, exprimant sa colère contre les méchants, Dieu lâche ses anges de malheur (Ps 78,49 ; 2 R 19,35) ou les retient au dernier moment (2 S 24,16).

La cour céleste
Lors de sa captivité à Babylone, le peuple exilé fait la connaissance d’une angélologie qui l’impressionne, et que l’archéologie nous a révélée lors de fouilles dans la région : les murs de la ville étaient en effet couverts d’êtres magiques et terrifiants qui en protégeaient les portes. Les questions qui s’imposèrent à lui furent alors : comment Dieu avait-il pu abandonner son peuple au point de le livrer aux mains des ennemis ? les dieux des Babyloniens étaient-ils plus puissants que Dieu ?
Revenus d’exil, et par là à une nouvelle fidélité à Dieu qui nous vaut une relecture du passé (d’où son nom de littérature deutéronomique - deuxième Loi), les Hébreux ne manquent pas d’emprunter à cette iconographie de quoi rehausser la majesté de Celui que l’on redécouvre comme Sauveur.
La cour céleste va donc s’enrichir de toute une hiérarchie d’anges, avec leurs fonctions propres, dont les noms à eux seuls dévoilent leur origine mésopotamienne : les chérubins, les séraphins. Cette vision d’un monde céleste profondément divisé entre bons et mauvais trahit aussi son origine mésopotamienne et surtout perse.
Face au syncrétisme irano-babylonien, la littérature biblique postexilique, tout en insistant sur l’unicité de Dieu, va emprunter aux voisins de quoi systématiser sa représentation du monde angélique. Ainsi le Livre de Tobie qui, parlant des sept anges qui se tiennent devant la gloire du Seigneur, avoue un emprunt direct à l’angélologie des Perses. De plus, ces anges aux missions spécifiques sont nommés : Gabriel, l’ange annonciateur de l’intervention de Dieu (étymologie = Dieu est fort, en hébreu), Michel, l’ange protecteur du peuple (= qui est comme Dieu ?), Raphaël, l’envoyé pour guérir ( = Dieu a guéri)...
En même temps vont être introduits dans la littérature biblique les esprits mauvais, que le grec nommera démons, qui permettent d’expliquer le comportement anormal, le handicap de certaines personnes dont la médecine de l’époque n’expliquait pas encore l’origine et ne savait pas nommer autrement. Certes, pas plus que Satan (à l’origine un nom commun qui signifie l’obstacle) ou sa traduction en grec, Diable (qui signifie le diviseur), les démons n’ont d’autonomie propre. Ils ne tiennent leur puissance que dans celle que nous leur laissons. Ils ne peuvent vaincre ultimement, même si le combat s’annonce brutal tant dans la vie des personnes que dans la survie de l’humanité, puisque seul Dieu est Grand, Fort, Immortel.

L’ange du Seigneur
Cette théologie, bien que foncièrement monothéiste, semble avoir été fortement contaminée par un dualisme ambiant, déjà dans les derniers siècles qui précédent l’ère chrétienne. En effet, c’est surtout dans la littérature intertestamentaire et dans les écrits découverts dans les grottes de Qumrân que l’on décèle combien le judaïsme contemporain de Jésus a eu de peine à conserver le cap vers le seul Dieu. Et si Paul, dans ses épîtres, semble avoir échappé à cette influence païenne, les évangiles trahissent parfois une irritation face à l’influence que ce dualisme a exercé (et exerce encore de nos jours ?) sur la catéchèse des premières générations chrétiennes. D’où l’insistance avec laquelle Jésus chasse les démons, qui certes vont parfois jusqu’à le nommer (et eux seuls) Fils de Dieu, mais qu’il fait taire pour laisser libre champ à la liberté du croyant de s’engager personnellement à le suivre. Les anges eux-mêmes sont remis à leur juste place, et disparaissent sitôt leur mission accomplie. Certes, on trouve une trace de cette hiérarchie céleste dans la littérature néotestamentaire,[5] avec ses archanges, ses chérubins, ses trônes, ses principautés et puissances, mais ceux-ci n’ont pas de missions spécifiques et sont un élément très secondaire, aux contours assez flottants. Car l’importance du message est centrée sur la personne de Jésus-Christ.
L’ange annonciateur sera toutefois gardé pour manifester tout à la fois la discrétion et la force de Dieu. Discrétion, car dans cet admirable échange entre Dieu et sa créature - et conformément à sa promesse - Dieu est bien là avec... Ne sauvegarde-t-il pas ainsi la pudeur et la totale liberté de cette jeune femme de Nazareth en lui annonçant la bonne nouvelle par Gabriel ? Ne manifeste-t-il pas discrètement sa Seigneurie en envoyant sa fanfare céleste pour annoncer aux bergers la venue du Prince de la Paix, plutôt que de tonner ses ordres comme l’aurait fait le Zeus des Grecs avec la foudre ?
Et jusque dans l’extraordinaire annonce du matin de Pâques, les évangélistes n’ont-ils pas compris qu’il nous était nécessaire de croire que le message pascal venait de Dieu - certes par des messagers que nous saurions entendre ?
Relisons les quatre récits de la Résurrection en pointant notre regard sur le porteur du message. Chez Marc, « il » est jeune, vêtu d’une robe éclatante de blancheur ; chez Matthieu, il s’agit de l’ange du Seigneur accompagné d’un tremblement de terre (à l’image des trois coups qui précèdent le lever de rideau) ; chez Luc, deux hommes aux vêtements éblouissants ; chez Jean, deux anges vêtus de blanc... Pour un pareil événement, quelle discrétion dans l’apparition, mais quelle force dans l’annonce ! Il est ressuscité, par conséquent, il ne peut pas être ici : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? » (Lc 24,5).

Les anges gardiens
Que reste-t-il enfin des anges gardiens ? La tradition chrétienne nous a légué un bon moyen de vivre au quotidien la force tranquille de notre affirmation de foi : pour nous rappeler que le Christ est vivant, qu’il est Celui qui est avec nous, la spiritualité chrétienne nous parle de nos « anges gardiens ».[6] Merveilleuse illustration de cette Présence discrète à nos côtés, en toutes circonstances ; rappel simple sans être simpliste, enfantin peut-être mais sans naïveté, que le Christ est présent dans nos vies pour nous indiquer le chemin, comme il le disait à ses disciples : « Je suis le chemin, la résurrection, la vie... » (Jn 14,6).
Non pas d’abord pour nous éviter des incidents de parcours ou des bêtises à ne pas faire, mais pour nous rappeler que nous ne sommes jamais seuls dans les moments difficiles. Comme me l’avouait ce chirurgien d’un grand centre hospitalier : « Avant d’entrer en salle d’opération, face à une grosse intervention, je dis toujours à mon ange gardien : “Passe devant”... »

[1] • Il est possible d’entendre des extraits des cours-conférences de l’auteur, donnés dans le cadre des Vendredis bibliques, sur www.jesuites.ch. (n.d.l.r.)
[2] • Anges et démons, Paris, Jean-Claude Lattès 2005, 572 p.
[3] • « Anges et démons. Forces invisibles », Le Monde de la Bible, n° 212, Paris, mars/avril/mai 2015.
[4] • Depuis le pontificat de Benoît XVI, l’Eglise catholique préconise, entre autres par respect pour les juifs, de ne plus prononcer le mot Yahvé - présenté comme le nom propre de Dieu dans le judaïsme - mais d’employer à la place l’expression le Seigneur. Les juifs s’imposent en effet une interdiction de prononcer le Tétragramme, fondée sur le troisième commandement : « Tu n’invoqueras pas le Nom de YHWH ton Dieu en vain » (Ex 20,7). (n.d.l.r.)
[5] • Les archanges sont mentionnés en 1 Th 4,16, les chérubins en He 9,5, les autres en Col 1,16. Ils seront encore très présents en Ap 4, pour manifester le lien intime qui existe entre notre monde et le monde céleste, entre la liturgie des anges dans le ciel et celle de l’Eglise, qui, dès ici-bas, chante comme eux dans le ciel le Sanctus, l’Agnus, voire le Gloria.
[6] • « Nous avons tous, selon la tradition de l’Eglise, un ange qui nous protège et nous fait comprendre les choses. (...) Cette doctrine sur les anges n’est pas fantaisiste, non, c’est bien la réalité » : pape François, messe du 2 octobre 2014, jour de la fête des saints anges gardiens, à la Maison Sainte-Marthe. (n.d.l.r.)

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