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mardi, 12 mars 2019 10:12

De l’individu à la planète

Écrit par

Étienne Perrot sj, Lyon, économiste et enseignant invité à l’Université de Fribourg.

Travail: le mot reste le même, la chose est en constante transformation, au point de bouleverser la théorie comme la pratique. Réagissant aux événements politiques et sociaux, la Doctrine sociale de l’Église ne cesse de s’adapter. Chaque texte pourrait reprendre le titre de la première des grandes encycliques sociales, Rerum novarum (1891), littéralement: «Au sujet des choses nouvelles». Parmi ces nouveautés, le développement intégral et la financiarisation.

Traditionnellement, l’Église parle du travail en termes de collaboration à la création divine. Dans les textes contemporains, notamment le récent document de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE),[1] paru à l’occasion du centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT), la traduction de cette collaboration se retrouve dans l’idée que le travail est non seulement une source de revenu, mais également une «partie intégrante de l’identité humaine» (ce qui permet d’inclure le travail bénévole). L’être humain étant le gérant de la création -Jean Calvin en son temps utilisa le beau mot de dépensier (celui qui a la charge d’acheter ce qu’il faut pour nourrir la communauté), au lieu de propriétaire-, cette «collaboration» est présentée aujourd’hui à travers les expressions «travail décent» (qualificatif développé depuis plusieurs années par l’OIT) et «développement humain intégral» (cheval de bataille du pape François).

Car les textes de la Doctrine sociale de l’Église (DSE) n’ont de cesse de suivre les méandres des bouleversements économiques et politiques. Centrés d’abord sur le travailleur asservi à sa machine, ils se sont ouverts aux relations sociales qui pèsent sur le travail, puis à l’environnement écologique qui se détériore sous la pression des techniques de production, et enfin aux conditions politiques et financières qui, depuis ces dernières décennies, déterminent largement la rémunération des travailleurs et leurs conditions de travail dans leur environnement planétaire. Les bouleversements actuels du monde du travail proviennent de la mainmise financière, de la transformation numérique et de l’orientation écologique de l’économie mondiale. Leurs effets sont obvies : polarisation du travail qui creuse un fossé entre d’une part les activités précaires et d’autre part les métiers très qualifiés, bien rémunérés.

Le poids du capital technique

Au XIXe siècle donc, les machines font partie de ces «choses nouvelles» repérées en 1891 par le pape Léon XIII. Elles pèsent de tout leur poids technique sur la condition des travailleurs. L’industrialisation, le travail à la chaîne, les ateliers insalubres, la promiscuité transforment la condition ouvrière. Puis, dans les décennies suivantes, les nouveautés sont l’organisation scientifique du travail, les ateliers semi-autonomes et finalement la logique commerciale distillée tout au long du processus de production. Derrière les machines et l’organisation du travail, la technique fait du travailleur un pantin ; et derrière la technique, le capital tire les ficelles.

Pour améliorer la condition des travailleurs, vient donc immédiatement à l’esprit l’idée de s’emparer du capital. C’est l’idée socialiste, contre laquelle Rerum novarum va s’élever. Comme la plupart des observateurs de son époque, socialistes ou bourgeois, Léon XIII distingue deux classes sociales, celle des travailleurs et celle des patrons. Mais loin de promouvoir l’antagonisme à la manière des socialistes de cette époque, il met à égalité les classes sociales en vue d’une collaboration qu’il juge fructueuse. Les deux classes sont destinées «à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre: il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.»[2] Cette position initiale de la doctrine catholique, où les inégalités sociales semblent inhérentes à la nature de l’être humain, baigne dans une philosophie inspirée d’Aristote, une philosophie thomiste légèrement rénovée qui promeut un ordre moral et social scellé par une religion gardienne des valeurs éternelles… et du statu quo social.

Tout en saluant avec respect cette première référence, les textes suivants de la DSE se coulent dans un courant d’orientation différente au fur et à mesure que les nouvelles techniques de commercialisation et de financement creusent un abîme de plus en plus profond entre les revenus et les patrimoines. On estime que le 1% le plus riche de la planète possède aujourd’hui près de la moitié de la richesse mondiale. Ce qui ne va pas sans effets sur le vécu des travailleurs… Comme le disent les évêques de la COMECE, l’identité humaine liée au travail en est malmenée.

Dans l’encyclique Mater et Magistra (1961), le pape Jean XXIII prétend qu’on «a davantage confiance dans les revenus provenant du travail ou de droits fondés sur le travail que dans ceux qui proviennent du capital ou de droits fondés sur le capital».[3] Vingt ans plus tard, en 1981, Jean Paul II déplace encore le point de vue en refusant de mettre à égalité le capital et le travail comme deux facteurs de production équivalents. Le pape consacre un chapitre entier à la question de la relation du capital au travail, pour affirmer la priorité du travail sur le capital. Benoît XVI élargit la perspective en dénonçant, derrière le capital, la logique du marché, car «le marché ne doit pas devenir le lieu de la domination du fort sur le faible».[4]

Le souci de la maison commune

C’est «à partir d’une juste conception du travail qu’il sera possible de définir les objectifs que la solidarité doit poursuivre et les différentes formes qu’elle doit assumer», dit Jean Paul II en 1982 dans son message à la Conférence internationale du travail.[5] Le pape François a encore fait un pas supplémentaire, en direction cette fois de la solidarité avec les générations futures, en alertant les consciences sur le devenir de la planète, notre «maison commune».

Cette préoccupation est nouvelle dans la doctrine catholique. Elle tranche avec les attendus des premiers textes qui faisaient de la nature un bien gratuit, exploitable sans retenue. En 1891, Léon XIII affirmait en effet que la «perpétuité des ressources ne pouvait être fournie que par la Terre avec ses richesses inépuisables».[6] On en retrouve l’écho, quarante ans plus tard, dans l’encyclique Quadragesimo anno où le pape Pie XI évoque «la volonté sainte du Créateur qui a placé l’homme sur la Terre pour qu’il la travaille et la fasse servir à toutes ses nécessités».[7]

Pour le pape François, en revanche, le travail qui vise le bien commun se vit dans notre maison commune, dont la sauvegarde est l’horizon du développement intégral de l’homme. La doctrine catholique redécouvre que le travailleur n’est pas «l’exploitant» de la nature, mais son jardinier. À cette condition, le souverain pontife renforce l’idée de la dimension humanisante (voir épanouissante) du travail. Cet horizon était déjà présent (mais ignoré) dans la légende biblique de la création. Cette relecture à frais nouveaux des mythes fondateurs subvertit le côté pénible du travail, c’est-à-dire, selon une interprétation théologique discutable fondée sur la fatalité expiatoire du péché d’Adam. Citant le Conseil pontifical Justice et Paix, François rappelle que «la protection de l’environnement ne peut pas être assurée uniquement en fonction du calcul financier du coût et des bénéfices. L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate.»[8]

Sous le joug de la finance

L’organisation scientifique du travail, les progrès techniques, la robotique et l’ergonomie n’ont pas éliminé le malaise au travail, les douleurs, le burn-out. Certes les travaux les plus pénibles sont confiés le plus souvent aux machines, les capacités intellectuelles sont démultipliées, et les spécialistes annoncent -pour demain, c’est promis!- le travail heureux, devenu geste créateur.

Très logiquement, le malaise au travail suscite de nouveaux emplois: psychosociologues spécialisés, team-builders, éthiciens, autant d’experts qui ont pour job de faire oublier la malédiction du travail. Mais, dans cette logique, seuls les spécialistes sont occupés, les autres sont exclus, ce qui engendre de nouveaux métiers sociaux. La complication du système nécessite des spécialistes pour coordonner les initiatives et les errements de ceux qui sont ballotés de contrats à durée limitée en emplois précaires. L’incertitude des marchés se répercute durement sur la santé mentale des travailleurs confrontés au souci permanent du lendemain. Bref, permise par les techniques informatiques de communication, l’individualisation des tâches désolidarise les travailleurs et les rend plus sensibles aux risques économiques.

Évoquant la circularité qui existe entre le profit nécessaire et la responsabilité sociale, un récent document romain Œconomicae et pecuniariae quaestones (2018) y voit l’occasion «d’une plus grande motivation intrinsèque des employés d’une entreprise».[9] Depuis une quarantaine d’années, la finance s’est en effet nourrie principalement du risque économique. Aidés par les nouvelles techniques financières, les investisseurs peuvent diversifier leurs placements, acheter ou vendre des options, spéculer et, du coup, exiger des chefs d’entreprise des rendements que seuls des risques accrus permettent d’atteindre, risques que l’on ne peut couvrir qu’en fournissant aux marchés financiers de nouvelles ressources. C’est un cercle vicieux dont bénéficient les architectes de la finance contemporaine et dont pâtissent les travailleurs exposés à la concurrence internationale.

De plus, les techniques financières permises par les technologies issues de l’informatique autorisent la spéculation à grande échelle qui détourne une partie du capital loin de l’économie réelle, ce qui accentue la répartition aberrante de la richesse mondiale.

Réalisation de soi et discernement

Les accents successifs de la Doctrine sociale de l’Église sur le travail donnent l’impression que les discours suivent, toujours avec un peu de retard, les méandres de la sensibilité sociale du moment: conditions de travail, rémunération, sécurité de l'emploi, écologie, pouvoir financier. Mais l’épanouissement du travailleur et celui de sa famille ne sont pas les derniers mots de la DSE. Il faut aussi, pour collaborer à l’œuvre créatrice de Dieu, que le travail s’inscrive dans un projet qui ait du sens, un sens qui, selon l’anthropologie catholique, ne peut faire fi de la dimension politique de la vie économique. Au niveau de l’entreprise, c’est un appel à la responsabilité de chacun dans l’orientation et le partage des risques.

Pour la doctrine catholique, la solidarité appelle en effet son principe complémentaire, la subsidiarité, qui veut que les décisions en matière d’organisation du travail, comme dans le domaine des politiques nationales et internationales, soient prises au niveau le plus proche de ceux qui en subiront les conséquences. La mondialisation, qui répartit les différents stades de la production entre les pays selon leurs avantages relatifs comparés, est ici le plus grand défi. Avec son corollaire, la montée en puissance de toutes les formes de compliance, c’est-à-dire de contrôle de conformité.

Destinée à réduire l’insécurité technique, économique et judiciaire, la compliance contraint chaque travailleur à n’être qu’une mécanique soumise aux lois, décrets, protocoles, procédures et rubriques, au grand dam de son autonomie. Les comités d’éthique d’entreprise, dont parle avec gourmandise le récent texte de la COMECE, fonctionnent trop souvent, à l’image des Comités d’éthique biomédicale, comme des chambres d’habilitation de pratiques parfois contestables.

Sous les qualificatifs de «travail décent, durable et participatif», le propos de la COMECE vise davantage. Il appelle ce que le texte romain Œconomicae et pecuniariae quaestones nomme le «discernement éthique». Une expression qui est un pléonasme, du moins si l’on ne confond pas l’éthique avec les règlements et les contraintes techniques et morales que la société impose à chacun dans l’exercice de sa profession. Car l’éthique s’affronte aux situations complexes, aux dilemmes dont les options charrient des valeurs contradictoires. Dans ces situations, aucun texte, aucun expert, aucun moraliste ne peut remplacer la conscience de chacun. Ne pouvant se décharger sur autrui de sa responsabilité professionnelle, le travailleur doit alors assumer les risques de ses décisions. Comme le rappelait le théologien suisse Hans Urs Von Baltasar, c’est sa dignité, celle que le Christ lui-même a endossée.

 

[1] COMECE, Façonner l’avenir du travail, 5 novembre 2018, www.comece.eu. Pour un travail décent, durable et participatif, la COMECE fait 17 recommandations s’inspirant de la Doctrine sociale de l’Église afin de promouvoir le développement humain intégral.
[2] Léon XIII, Rerum Novarum, Rome 1891, § 15, al. 2.
[3] Jean XXIII, Mater et Magistra, Rome 1961, II, E, § 106.
[4] Benoît XVI, Caritas in Veritate, Rome 2009, § 36.
[5] Jean-Paul II, Message à la Conférence internationale du travail, Genève 1982, § 8.
[6] Léon XIII, op. cit., § 6, al. 1.
[7] Pie XI, Quadragesimo anno, Rome 1931, § 147.
[8] Pape François, Laudato si’, Rome 2015, § 190.
[9] Congrégation pour la Doctrine de la foi et Dicastère pour le service du développement intégral, Rome 17 mai 2018, § 23.

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