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jeudi, 17 décembre 2020 08:46

Une route, de multiples croisements

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Un groupe d'engagés à la Basilique Notre-Dame de Genève © Paroisse Notre-DameLa proposition de Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève, Fribourg, de réduire de moitié le nombre de prêtres dans son diocèse, en particulier les prêtres étrangers qui forment aujourd'hui la moitié de l'effectif, soulève de bonnes questions, notamment celle du sens de la Mission et du cocktail nécessaire pour que celle-ci soit une réussite. Fuite des cerveaux, intégration des missionnaires dans les communautés locales ont été abordées dans notre édition d'octobre 2019, avec le Lucernois Martin Brunner-Artho, directeur de Missio, et le guinéen Comé Traoré, de la basilique Notre-Dame de Genève.

Jugée prosélyte, associée au pouvoir colonialiste, la mission a souvent mauvaise presse. Cette notion est désuète, affirment deux missionnaires interviewés, qui préfèrent insister sur les mots-clés de service et de rencontre. Leurs routes ont pris un chemin inverse -nord-sud pour l’un, sud-nord pour l’autre- mais leurs expériences et le sens qu’ils donnent à leur travail se font écho.

On peut parler de mission de paix, de mission politique ou de la mission d’une ONG sans s’attirer les foudres de quiconque. Mais dès que ce mot est associé à l’Église, les réticences surgissent. C’est compréhensible au vu d’une interprétation -étroite- de l’histoire coloniale, mais c’est un peu vite oublier que l’Église, via l’éducation, a aussi préparé les peuples à l’indépendance et que le concept de la mission et de son territoire a évolué, en particulier depuis le XXe siècle.[1]

Aussi le Lucernois Martin Brunner-Artho, qui dirige depuis huit ans Missio, le service suisse des Œuvres pontificales missionnaires, appelle-t-il chaque chrétien à revisiter avec curiosité le concept. La mission, il la connaît bien, et pas seulement depuis la fenêtre de son bureau. Motivé par le désir de comprendre en profondeur d’autres cultures, il a passé avec sa femme (et ses enfants) plusieurs années dans les Andes boliviennes, puis au Kenya, comme missionnaire pour la Mission Bethlehem Immensee (aujourd'hui Comundo). «En tant que théologien, précise-t-il, je voulais découvrir d’autres façons de croire, d’interpréter la vie, et aussi mettre à la disposition des communautés locales mes expériences et connaissances.»

Le bibliste guinéen Comé Traoré, pour sa part, a été envoyé en mission à Genève, pour cinq ans, par Mgr Felemou, évêque du diocèse de Kankan. Longtemps secrétaire général de la Conférence épiscopale de Guinée Conakry, le Père Traoré a enseigné les Écritures saintes au Grand séminaire international de Bamako. Depuis janvier 2018, il est prêtre à la basilique Notre-Dame de Genève, dans le cadre d’une coopération bilatérale entre son diocèse et celui de Fribourg. Sa présence, explique-t-il, est un signe de reconnaissance de l’Église de son pays envers la Suisse et Mgr Eugène Maillat, un Père blanc jurassien établi en Guinée dans les années 50, qui forma les premiers catéchistes du diocèse ; parmi eux se trouvait le père de Mgr Felemou... Une chaîne de rencontres et de dons de foi.

Des déplacements sensés

On peut toutefois se demander si cela fait sens d’envoyer des missionnaires suisses à l’étranger au vu des besoins de notre propre Église, qui doit affronter une baisse des vocations. Inversement, est-ce juste de retirer leurs prêtres aux pays de l’Est, d’Afrique ou d’Asie pour combler nos manques? La situation n’est pas sans analogie avec la fuite des cerveaux -les intellectuels du Sud formés en Occident qui choisissent d’y rester- régulièrement dénoncée.

Une question peu pertinente, de l’avis de nos interlocuteurs, puisque le sens de la mission tient justement dans les rencontres et les échanges. Bien préparés, les missionnaires sont un enrichissement pour l’Église universelle et pour les Églises locales. «L’Église a souvent été très eurocentriste, admet le directeur de Missio. Elle a besoin de développer une nouvelle inculturation, un langage commun qui puisse être reçu partout. La mission peut y contribuer. Chaque missionnaire qui sort de son pays porte quelque chose de sa culture. Un Suisse au Kenya reste un Européen, et un Kenyan en Suisse, un Africain, mais en se déplaçant, chacun s’ouvre à de nouvelles façons de faire Église, découvre de nouvelles voies. Le déplacement actuel du centre de gravité de l’Église, la faiblesse de ses ressources humaines en Europe sont peut-être pour elle une chance de devenir véritablement universelle.»

Et de poursuivre. «La sagesse missionnaire dit: ‹Dieu est toujours arrivé avant le missionnaire›. Quand un missionnaire arrive dans une paroisse, il doit être conscient qu’il n’est pas là pour donner la foi, mais pour la dévoiler si elle est cachée. Il a un rôle de passeur. Avec les gens sur place, il va à la recherche des traces de Dieu et les aide à interpréter les signes. Pour les Boliviens, par exemple, Marie est très importante, car pour eux le divin est foncièrement féminin puisque qu’il donne la vie. Il faut en être conscient quand on vit là-bas.»

Le Père Traoré, pour sa part, insiste sur la notion de service, associée dans son cas au rôle irremplaçable qu’il octroie au prêtre. «Même si on nous dit qu’on est là juste pour ‹boucher un trou›, s’exclame-t-il non sans humour, notre service est important puisqu’il n’y a pas d’autre solution pour boucher ce trou ! Cela dépend finalement de l’idée que l’envoyé se fait de son identité. Les diocèses d’Afrique sont souvent accusés d’envoyer en Europe les prêtres dont ils n’ont pas besoin ou qu’ils jugent problématiques. Ce serait un peu comme une punition ! Cela n’a pas été le cas pour moi. Je trouve important qu’il y ait toujours un prêtre résident par église. Pas seulement pour multiplier les célébrations et les messes, mais pour offrir à une communauté une présence spirituelle, auprès des familles, des personnes âgés…»

Or Genève manque de prêtres, même s'il y en a bien plus qu’en Guinée par km2. Pour le prêtre africain toutefois, on ne peut pas comparer les besoins des deux pays sans prendre en compte le phénomène de décroissance des vocations propre à l’Europe. «À chaque angle de rue de Rome, il y a une Église que l’on ferme. L’engagement des laïcs a bien sûr son importance, mais, comme dans un corps, chaque membre a sa fonction et ne peut pas jouer le rôle de l’autre. Le sacerdoce ministériel est une institution du Christ. L’eucharistie est la source et le sommet pour le chrétien. On ne peut pas penser à compenser cette mission sacerdotale par d’autres missions parallèles. Les simples bénédictions ne suffisent pas.»

L’importance de la préparation

Une grande part de la réussite de la mission dépend finalement de la personnalité des envoyés, de la perception de leur rôle et de leur préparation à ce qui les attend. Il revient aux missionnaires d’être ouverts à la nouveauté, de prendre le temps de s’informer, d’observer les coutumes locales, de déchiffrer les mentalités ; et aux Églises locales de les aider à s’intégrer.

Martin Brunner-Artho © Missio«Quand on parle de mission, il faut considérer ceux qui viennent dans un pays et ceux qui les accueillent, souligne Martin Brunner-Artho. Il y a deux ans, Missio a organisé une rencontre avec des prêtres indiens travaillant en Suisse. Ils nous ont dit que c’était la première fois qu’ils se sentaient pris en compte en tant que missionnaires. Ils avaient en effet le sentiment d’être là uniquement parce que les diocèses de Suisse manquaient de personnel, et non pas pour construire avec eux l’Église locale.»

Et de regretter que les prêtres venant de l’étranger soient parfois directement envoyés en paroisse, sans vraie formation préalable. «Il y a dix ans, j’ai demandé à un responsable du personnel ecclésiastique ce qu’il faisait pour aider les étrangers à s’intégrer. Il proposait une introduction, puis nommait une personne qui avait déjà une expérience de ce type pour accompagner le nouveau venu. C’est très peu comparé au temps de préparation dévolu aux missionnaires suisses partant vers le Sud. Lorsque j’ai été envoyé en Bolivie, j’ai eu personnellement plusieurs semaines de formation. Et sur place, la Conférence des évêques du pays organisait deux semaines de cours d'introduction. Ils étaient plus avancés que nous en la matière!»

Heureusement, la situation semble évoluer en Suisse, comme en témoigne le Père Traoré. «C’est vrai, je n’ai eu aucune préparation préalable en Guinée, mais Mgr Felemou avait confiance en ma capacité d’adaptation, car j’avais déjà passé dix ans en Italie. En Suisse, j’ai été chaleureusement soutenu. Le diocèse a mis en place une bénéfique cellule d’accueil et d’accompagnement des agents pastoraux étrangers. On y reçoit beaucoup d’informations sur le pays, l’administration, la vie de l’Église, l’œcuménisme… Et comme il s’agit d’une coopération bilatérale, il est prévu qu’une vingtaine de personnes engagées dans l’Église, en coopération avec Missio et la Faculté de théologie de Fribourg, se rendent dans mon diocèse en Guinée, à la fin de l’année, pour deux semaines de découverte.»

Ancrés et ouverts à la fois

L’apprivoisement entre paroissiens et missionnaires se passent plutôt bien lorsque chacun fait preuve de flexibilité et de curiosité. «Je me souviens, raconte le théologien suisse, de mon premier poste de travail dans une paroisse près de Soleure en tant qu’assistant pastoral auprès d’un curé venant du Congo. Il annonçait à une famille, le jour même à 11 h, sa présence au déjeuner. Un curé suisse n’aurait certainement pas osé le faire et n’aurait pas été bien accueilli. Mais les paroissiens lui pardonnait en disant : ‹Ah c’est l’Afrique, c’est sympa.› Il a fait tomber ainsi des tabous, des règles, car il était très sociable et avait un bon contact avec les gens.»

Cette ouverture habite aussi le Père Traoré. Elle est certainement à l’origine de sa bonne acclimatation à Genève. «Nous sommes la même Église. Partout les gens ont besoin du réconfort de Dieu, mais la liturgie, la façon de raconter et de vivre l’Évangile prend souvent la couleur de notre façon de croire. Un même verset biblique raconté dans des contextes différents peut dire des choses différentes. Pour tenir une belle prédication, deux éléments sont nécessaires : une bonne connaissance de la doctrine et une petite compréhension du peuple, de l’auditoire qui nous reçoit. Plus on passe de temps avec une communauté, plus on connaît son terrain, mieux on saura ses espérances, son langage et comment lui réchauffer le cœur. C’est beau quand on entend quelqu’un vous dire: ‹Mon père, on dirait que vous êtes dans ma tête›.»

Un besoin de fraternité

Pour le Père Traoré, c’est une chance d’être prêtre à la paroisse multiculturelle de Notre-Dame, qui représente bien Genève où un peu plus de 40% des habitants sont des étrangers. «On peut rencontrer ici des gens de son pays, on n’est pas perdu. Ce n’était pas pareil à Rome, où il n’y avait que des Italiens doctes. Je pense que c’est très beau lorsqu’on est Polonais, Allemand ou Congolais de se retrouver autour de sa langue pour prier et célébrer ensemble, pour faire le deuil, manger, jouer. Ça aide à se sentir unis, à savoir qu’on n’est pas seuls. Le vicaire de Genève Pascal Desthieux encourage la communauté africaine à célébrer la messe en français le dimanche, à l’église St-Boniface. C’est un moment où elle peut se relier à ses origines. En Guinée, par exemple, la liturgie se vit dans la joie; on prend son temps pour prier ensemble. Quand le prêtre annonce qu’il arrive dans une zone où il n’est pas passé depuis trois mois, les gens font parfois 60 km à pied pour venir l’écouter ! Si l’homélie est trop courte, ils se fâchent. Ils veulent une nourriture équivalente au temps de l’absence du prêtre, à mastiquer pendant trois mois!»

Mais rester entre soi a aussi des inconvénients, souligne Comé Traoré. «Savoir se confronter aux autres, percevoir leur façon de prier, d’aimer, de travailler, d’espérer est inspirant et enrichissant. Lorsqu’on choisit de s’implanter dans un autre milieu, on n’a plus le droit de vivre enfermé dans sa cellule culturelle, de tout le temps manger guinéen, de ne développer des relations qu’avec des Guinéens. Autant rester chez soi ! Les différentes communautés catholiques étrangères doivent aussi s’intégrer dans la paroisse locale, soutenus en cela par les agents pastoraux. Les efforts doivent se faire dans les deux sens. La basilique Notre-Dame est un modèle du genre, elle est un peu comme un lieu de rassemblement, le reflet de l’Église universelle. C’est vrai qu’on ne peut pas accueillir tout le monde ou tout accepter quand cela entre collision avec nos valeurs profondes, comme celles de l’Évangile. Mais il y a beaucoup d'avis qu’on peut recevoir. Il faut s’ouvrir aux autres, car tout ce qui se ferme finit par exploser.» 

 [1] Cf. Matthias Rambaud, Immersion et imitation. Des clés pour devenir disciple.

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