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jeudi, 21 novembre 2019 10:42

Miser sur l’Europe pour la mission

theobald chrChristoph Theobald sj © Centre SèvresInterview du Père Theobald sj

Ouverture et créativité: c’est ce qu’exige l’évangélisation (la mission) si elle veut avoir une chance d’être reçue par les Occidentaux aujourd’hui. Et c’est la question creusée dans notre dossier «Les passeurs de la foi» de notre édition d’octobre 2019. «Si l’Église veut que sa prédication demeure pertinente dans un monde sécularisé, elle doit trouver et adopter, dans ses rapports avec le monde, une forme totalement différente», déclare le jésuite Stephan Ch. Kessler dans son article Du vide et de l’accueil. L’Espace des arts Sankt Peter. Il y relate l’expérience de cette paroisse de Cologne qui a choisi l’art contemporain et la musique comme médiateurs de transcendance, dans une ouverture inconditionnelle, sans visée pastorale. Il cite, dans son argumentation, les dires de Christoph Theobald sj, un autre jésuite qui a beaucoup réfléchi sur ces questions. (rédaction)

Ce théologien, qui enseigne au Centre Sèvres, à Paris, défend les valeurs de la foi chrétienne et leur pertinence dans une Europe en crise. En s’appuyant sur l’attitude de Jésus, sur le concile Vatican II et sur le pape François, Christoph Theobald sj invite à remettre la doctrine chrétienne en relation avec la réalité culturelle de notre époque. Il a reçu, le 15 novembre 2019, le doctorat honoris causa de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg.  Il est interviewé ici par cath.ch.

Votre dernier livre, L’Europe terre de mission, est un plaidoyer pour la vitalité de l’Église sur le Vieux-Continent. Pourquoi?

Comme franco-allemand et européen, la situation de l’Europe me touche beaucoup. Notre continent possède une grande culture, très diversifiée et complexe, ayant su combiner l’héritage hellénistique et romain avec les traditions biblique, juive, chrétienne, musulmane aussi. Cette diversité devrait engendrer une fécondation mutuelle. Or on a l’impression que le sens historique qui fut le moteur spirituel de l’Europe est en train de disparaître. Une culture vit aussi longtemps qu’elle maintient une mémoire vive, et pour cette raison féconde.

Et l’Union européenne peine à s’imposer…

Nos institutions sont quand même fortes. Elles l’ont encore montré lors des négociations avec la Grande-Bretagne. Mais l’Europe est surtout un espace démocratique, fondé sur un ensemble de valeurs héritées du christianisme et sur une séparation des pouvoirs, menacée actuellement en Pologne. Par ailleurs, la renaissance des populismes m’inquiète. J’espère que nos institutions seront assez fortes pour y résister, mais il nous faut les habiter de l’intérieur et avec conviction.

Comment promouvoir une société pluraliste sans faire ressurgir des revendications identitaires?

Je pense que ce sont nos systèmes éducatifs qui sont ici en jeu. Nous devons éduquer les jeunes à habiter leur propre identité de telle façon qu’ils n’éprouvent pas la présence d’autres traditions et manières de vivre comme une menace, mais aiment entrer en contact et dialogue avec ce qui est différent.

La clé de l’avenir pour le christianisme, pour vous, c’est l’hospitalité à la manière de Jésus.

Oui, le style de Jésus peut être décrit en termes d’hospitalité et d’accueil inconditionnel. Dans le Nouveau Testament, l’hospitalité est une attitude centrale. Dans la lettre aux Hébreux, nous trouvons cette formule magnifique: «Soignez bien l’hospitalité, car il est arrivé à certains, sans le savoir, d’accueillir des anges.» L’hospitalité est toujours un antidote par rapport à une violence sous-jacente. Et entre la violence et une attitude d’hospitalité, il y a nos institutions. Celles-ci doivent négocier et gérer le quotidien. On pourrait espérer que l’accueil de ceux qui cherchent asile en Europe soit davantage marqué par un esprit d’hospitalité et de partage entre Européens.

Le christianisme comme style (titre de votre ouvrage de 2007) est votre leitmotiv. C’est un retour aux sources de la foi?

Quelles que soient les spécificités des confessions chrétiennes, elles se reconnaissent toutes à un style commun, à savoir à une manière d’habiter le monde, marquée par ce que la Bible appelle «sainteté» ou par une hospitalité poussée jusqu’au bout. Dans la langue française, le mot ‘hôte’ recouvre deux postures différentes, celle de celui qui accueille et celle de celui qui est accueilli. Cette ambiguïté est riche de sens, car elle désigne la visée de toute hospitalité, la symétrie entre l’accueillant et l’accueilli. Mais l’hospitalité représente en même temps un énorme risque. Et Jésus le prend, en particulier avec son groupe où figurent Pierre et Judas. En allant jusqu’au bout de son hospitalité inconditionnelle, il montre sa radicale liberté par rapport à lui-même, vécue grâce à et dans la relation avec son Père. Jésus seul peut dire: «Ma vie, nul ne me la prend, c’est moi qui la donne.» En ce sens, la Cène est à la fois l’ultime épisode d’hospitalité et la révélation de sa sainteté.

Quel a été pour vous le déclic qui vous a fait comprendre que la clé de l’avenir, c’était l’hospitalité à la manière de Jésus?

C’est surtout l’Évangile de Luc. On y voit Jésus comme itinérant, qui demande l’hospitalité, mais qui offre en même temps la sienne. Fréquemment il exerce son ministère autour d’un repas: il mange avec les pauvres, les publicains, les prostituées et on le traite d’ivrogne et de glouton, il transgresse la frontière entre le pur et l’impur C’est de manière très concrète qu’il montre son hospitalité miséricordieuse, inconditionnelle.

Aujourd’hui le défi écologique est une question aiguë. Comment la foi chrétienne peut-elle y répondre?

Nous vivons une époque que les géologues qualifient d’anthropocène. Ça veut dire que nous sommes sortis de l’ère de l’holocène, l’âge des 12'000 dernières années. La population humaine et ses activités sont devenues la première force «géologique». Or la Terre nous renvoie comme dans un miroir ce que nous lui infligeons. La tradition biblique et la tradition chrétienne connaissent ce phénomène. Dans l’Épître aux Romains, Paul parle du «gémissement de la Création qui attend la libération des fils et des filles de Dieu»… Et saint François évoque la clameur de la Création. Le pape François, dans l’encyclique Laudato Si’, a repris cette idée. C’est une première réaction chrétienne par rapport au changement d’époque que nous vivons et par rapport à l’anthropocène.

En face le transhumanisme voudrait se libérer du monde physique…

C’est d’abord un phénomène d’élite. C’est un mythe hautement dangereux, comme si l’homme pouvait sortir de sa condition de mortel. Aux yeux du «transhumanisme», il est une sorte d’animal augmenté. L’enjeu principal est alors de réactiver l’idée biblique selon laquelle nous recevons la Terre en héritage. Il faut donc réintroduire dans la spiritualité humaine le lien entre les générations. C’est un défi absolument décisif pour laisser notre planète aux générations futures comme un espace habitable. Le principe fondamental de la tradition chrétienne est celui de la grâce et de la gratuité: nous avons tout reçu gratuitement, et en premier, la Création. Et quand nous contemplons la Terre, nous découvrons une même générosité proprement incroyable. Certes elle est menacée, mais elle a aussi une grande force de résilience.

Comment le catholicisme peut-il regagner une crédibilité en Europe?

Ce dont souffre le plus l’Europe, c’est de l’absence d’une «foi» élémentaire: une «foi» qui me permet de dire que cela vaut la peine d’être européen et que l’Europe a un avenir. Une sorte de fierté modeste, en quelque sorte. Cela suppose l’articulation de trois dimensions: une «foi» élémentaire dont nous avons besoin pour aller au bout de notre itinéraire, une foi collective qui mise sur l’avenir de nos sociétés et une «espérance» capable de maintenir un lien entre les générations. L’Église doit intervenir sur ces points et, de manière concrète, par sa «présence». Mais elle reste encore trop liée aux questions morales. Ces problèmes ne sont pas insignifiants, étant donnée l’avancée de la recherche scientifique. Mais on a parfois l’impression que l’Église n’intervient que sur le début ou la fin de la vie et pas sur le reste et qu’elle est considérée comme un lobby parmi d’autres défendant sa part de «marché». Or le respect du principe de gratuité pourrait rendre sa parole crédible.


TheobaldChristoph Theobald
L'Europe, terre de mission
Paris, Cerf 2019, 430 p.

 

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