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lundi, 23 septembre 2013 11:49

Pensées d'un jésuite sur l'interview d'un pape jésuite par des jésuites

En tant que jésuite, j'ai été ébloui par l'interview donnée par le pape François au P. Antonio Spadaro, mon confrère, rédacteur en chef de La Civiltà Cattolica, le journal jésuite paraissant à Rome. Mes félicitations à Antonio, à mes anciens collègues du magazine America et aux 14 autres publications jésuites dont choisir (www.choisir.ch) pour cette extraordinaire interview exclusive. Que tous ces jésuites soient parvenus à garder le secret jusqu'à la publication me pousserait presque à croire aux théories des conspirations jésuites.

Dans cette interview, le pape François parle à cœur ouvert, comme un jésuite à un autre jésuite. En lisant ce texte, j'ai l'impression de me trouver dans le salon d'une maison de l'Ordre, en train de converser avec un frère. Il exige une lecture attentive et de la réflexion, mais permettez-moi de vous faire part de mes réactions.

Le pape François explique pourquoi de nombreux jésuites d'Amérique latine l'ont qualifié de conservateur, et il avoue que c'est de sa faute.

« A dire vrai, durant mon expérience de supérieur dans la Compagnie, je ne me suis pas toujours comporté ainsi, à faire les consultations nécessaires. Et cela n’a pas été une bonne chose. Au départ, ma manière de gouverner comportait beaucoup de défauts. C’était un temps difficile pour la Compagnie : une génération entière de jésuites avait disparu. C’est ainsi que je me suis retrouvé provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie (una pazzia) ! Il fallait affronter des situations difficiles et je prenais mes décisions de manière brusque et individuelle... Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme. J’ai vécu un temps de profondes crises intérieures quand j’étais à Córdoba. Voilà, non, je n’ai certes pas été comme la bienheureuse Imelda, mais je n’ai jamais été conservateur. C’est ma manière autoritaire de prendre les décisions qui a créé des problèmes. »

Mais, contrairement à d'autres, Jorge Bergoglio a tiré la leçon de ses erreurs et a adopté un style de gouvernement complètement différent lorsqu'il est devenu archevêque de Buenos Aires. Le fait que quelques jésuites n'aient jamais reconnu cette conversion et ne l'aient pas accueilli en frère est un péché dont nous sommes responsables.

Cette manière de tirer les leçons de ses erreurs est très ignatienne et montre combien François est pénétré de la spiritualité de St Ignace de Loyola telle qu'on peut la vivre au travers des Exercices spirituels. Le pape François peut parfois ressembler à un franciscain, mais il pense toujours en jésuite.

Les thèmes des Exercices reviennent à plusieurs reprises dans cet entretien: se reconnaître comme pécheur accueilli par l'amour miséricordieux de Dieu, le discernement au moment de prendre des décisions, trouver Dieu en toutes choses, la vie en tant que pèlerinage avec le peuple de Dieu, etc.

Le discernement sera important pour lui en tant que pape. Ses décisions ne seront pas déduites de positions idéologiques, mais « les grands principes doivent être incarnés en prenant en compte les circonstances de lieu et de temps ainsi que les personnes. »

Il cite ensuite Jean XXIII à propos du gouvernement de l'Eglise: « Tout voir, passer sur beaucoup de choses, en corriger quelques-unes. »

Il a reconnu que le discernement prend du temps. En d'autres termes, c'est ce qui aurait pu s'adresser à moi dans mon impatience, dit-il:

« Nombreux sont ceux qui pensent que les changements et les réformes peuvent advenir dans un temps bref. Je crois au contraire qu’il y a toujours besoin de temps pour poser les bases d’un changement vrai et efficace. Ce temps est celui du discernement. Parfois, au contraire, le discernement demande de faire tout de suite ce que l’on pensait faire plus tard. C’est ce qui m’est arrivé ces derniers mois. Le discernement se réalise toujours en présence du Seigneur, en regardant les signes, en étant attentif à ce qui arrive, au ressenti des personnes, spécialement des pauvres… »

« Je me méfie en revanche des décisions prises de manière improvisée, de la première qui me vient à l’esprit. En général, elle est erronée. Je dois attendre, évaluer intérieurement, en prenant le temps nécessaire. La sagesse du discernement compense la nécessaire ambiguïté de la vie et fait trouver les moyens les plus opportuns, qui ne s’identifient pas toujours avec ce qui semble grand ou fort. »

Et pourtant, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il demeure toujours une zone d'incertitude. On se tient humblement devant Dieu.

« Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu sans aucune marge d’incertitude, c'est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante. Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui utilise la religion à son profit. »

Lorsqu'on lui demande de parler de sa vocation, François répond que trois éléments l'ont attiré chez les jésuites: « le caractère missionnaire, la communauté et la discipline ». Cette réponse me parle. Comme lui, « je ne me voyais pas seul comme prêtre ». Mais le plains parce qu'il aura de la peine à trouver cette communauté en tant que pape.

Sa conception de la Société de Jésus est centrée sur le Christ et son Eglise.

« La Compagnie peut se dire seulement sous une forme narrative. Nous pouvons discerner seulement dans la trame d’un récit et pas dans une explication philosophique ou théologique, lesquelles en revanche, peuvent être discutées. Le style de la Compagnie n’est pas la discussion mais le discernement, qui, évidemment, suppose la discussion dans sa mise en œuvre. L’aura mystique ne définit jamais ses bords, ne clôt jamais la pensée. Le jésuite doit être une personne à la pensée incomplète, à la pensée ouverte. Il y a eu des époques dans la Compagnie durant lesquelles la pensée était fermée, rigide, plus instructive et ascétique que mystique … »

« Le jésuite pense toujours, continuellement, en regardant l’horizon vers lequel il doit aller et en mettant le Christ au centre. C’est sa véritable force. Et cela pousse la Compagnie à être en recherche, créative, généreuse. Elle doit être contemplative dans l’action, aujourd’hui plus que jamais ; elle doit vivre une proximité profonde avec toute l’Eglise, entendue comme le Peuple de Dieu et notre Sainte Mère l’Eglise hiérarchique. »

Il reconnaît que cette attitude peut mettre les jésuites en difficulté. Il rappelle la controverse des rites chinois, celle des rites malabars, les Réductions au Paraguay et, plus récemment, le conflit avec le pape Paul VI sur la question des quatre vœux.

François poursuit en expliquant comment il comprend l'exhortation de St Ignace à « penser avec l'Eglise. » Et il dit: « L'image de l'Eglise qui me plait est celle du people de Dieu saint et fidèle ».

« … l’Eglise est le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs. Sentire cum Ecclesia (sentir avec l’Eglise) c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple. L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire, et il manifeste cette infaillibilité (infallibilitas in credendo) à travers le sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche… Quand le dialogue entre les personnes, les évêques et le pape va dans cette direction et est loyal, alors il est assisté par l’Esprit saint ... Il ne faut donc pas penser que la compréhension du sentir avec l’Eglise ne soit référé qu'à sa dimension hiérarchique ».

Mais il ne tarde pas à noter qu'il ne faudrait pas penser qu'il parle d'une forme de « populisme ». Non; « c'est l'expérience de notre Sainte mère l’Eglise hiérarchique, comme l'appelait St Ignace. L'Eglise comme peuple de Dieu ».

Cependant il n'est pas tendre à l'égard des partisans de la restauration.

« Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui tend de manière exagérée à la “sûreté” doctrinale, qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres. »
Pour François, trois termes résument la mission des Jésuites aujourd'hui: « Dialogue, discernement, frontière. »

A propos de ce dernier élément, il cite le discours de Paul VI qui disait au sujet des jésuites:
« Partout dans l’Eglise, même dans les situations les plus difficiles et les plus actuelles, aux carrefours des idéologies et dans les tranchées sociales, il y a toujours eu et il y a confrontation entre les exigences brûlantes de l'homme et le message éternel de l’Evangile, et là étaient présents les jésuites et ils le sont encore. »

La lecture de cette interview m'a fait considérer ma vocation de jésuite avec plus de profondeur et mieux comprendre notre pape jésuite. Une chose est évidente: il ne pense pas en classique dont la conception du monde serait faite de catégories immuables. Il est un conteur, comme l'était Jésus, et non un philosophe. Il pense à partir de principes narratifs et non philosophiques. Il pense en pasteur qui connaît l'histoire de l'Eglise, mais veut avancer vers l'avenir avec le peuple de Dieu, dans la confiance. Il fait confiance à l'Esprit qui vit et demeure dans le peuple de Dieu.

Jamais je n'ai été plus fier d'être jésuite, plus fier de mon Eglise, ni plus surpris par l'Esprit.


Thomas J. Reese sj
Senior analyst, National Catholic Reporter

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